Cancer du sein: les illusions du dépistage

Le dépistage organisé du cancer du sein permettrait de réduire de 25 % à 30 % la mortalité par ce type de tumeur. Plusieurs enquêtes s'inscrivent en faux.

La Recherche - Mars 2006
Sophie Coisne et Fabienne Lemarchand

journalistes scientifiques

Lorsqu'il s'agit de convier les femmes âgées de 50 à 74 ans à participer au programme de dépistage du cancer du sein, l'Institut national du cancer (INCa) ne mâche pas ses mots. « Il est actuellement admis par la communauté scientifique internationale que le dépistage organisé du cancer du sein est une mesure de santé (...) justifié(e) médicalement et économiquement, écrit-il aux professionnels de la santé. Les essais randomisés montrent que le dépistage permet de diminuer de 25 % à 30 % la mortalité par cancer du sein. [1] » Un chiffre qui légitime depuis près de vingt ans le dépistage en France, en Grande-Bretagne, aux états-Unis... Mais un chiffre faux, selon une étude à paraître dans l' European Journal of Cancer.

La mariée était pourtant bien belle ! En 1985, un radiologue hongrois réputé, Laszlo Tabar, publie dans The Lancet l'étude dite des « deux comtés suédois » [2]. Elle conclut que la mortalité par cancer du sein est inférieure de 30 % chez les femmes dépistées par rapport aux femmes qui ne l'ont pas été. Sa méthodologie est classique : elle consiste à comparer la mortalité par cancer du sein dans deux groupes de Suédoises, l'un s'étant fait dépister pour ce type de tumeur et l'autre pas. Les données utilisées sont en outre réputées pour leur fiabilité : en Suède, tous les dossiers de cancers sont consignés dans des registres nationaux depuis plus de quarante ans. Le résultat de L. Tabar est donc peu mis en doute. Il devient même, en France, un objectif de santé publique.

Résultats discordants

Mais le statisticien Per-Henrik Zahl, de l'Institut norvégien de santé publique, à Oslo, remet aujourd'hui en question ce chiffre pourtant encourageant [3]. Il a comparé avec les statistiques officielles suédoises les informations utilisées par Laszlo Tabar, issues des centres de dépistage du cancer du sein. La surprise est de taille. « L. Tabar a omis un grand nombre de données, affirme P.H. Zahl. Son premier article, publié en avril 1985, est censé intégrer toutes les données enregistrées jusqu'à la fin 1984. Or les statistiques officielles sur les décès par cancer du sein n'ont été disponibles qu'en... 1986. Quant à celles sur l'occurrence des cancers du sein, elles ont été publiées en 1987 ! »

Plus gênant, P.H. Zahl remarque que, dans une étude ultérieure [4], L. Tabar a fait quelques « modifications » par rapport aux données officielles. Il a minimisé le nombre de morts par cancer du sein dans le groupe des dépistées. « Treize femmes effectivement mortes d'un cancer du sein se retrouvent affublées d'une autre cause de décès », s'étonne le statisticien. À l'inverse, dans le groupe des non-dépistées, 23 femmes supposées mortes d'un cancer du sein sont en fait décédées d'autres pathologies [5]. Au total, « ces manipulations concernent près de 10% des données et jouent toutes en faveur du dépistage ».

Pour P.H. Zahl, la cause est entendue : les résultats de L. Tabar sont faux. Si l'on s'en tient aux statistiques officielles, la réduction de la mortalité par cancer du sein grâce au dépistage est probablement proche... de zéro. Un coup bas pour les partisans du dépistage organisé. L'Institut national du cancer n'a pas souhaité nous répondre.

Si le statisticien norvégien est revenu sur cette étude « fondatrice », c'est qu'il estimait ses résultats discordants avec la réalité. Et pas seulement en Suède. En France, « alors que le dépistage est en augmentation, la mortalité par cancer du sein a à peine diminué depuis vingt ans », martèle Bernard Junod, médecin épidémiologiste du groupe d'étude en statistique et en épidémiologie de l'université de Rennes. Si tel est le cas, « l'objectif de cette politique de santé publique est manqué », souligne quant à lui Michael Baum, chirurgien au University College de Londres.

Deux indicateurs

Qu'en est-il réellement ? Deux indicateurs permettent d'évaluer la fréquence du cancer du sein. Le premier est le nombre annuel de décès (mortalité). En France, toute mort doit être constatée par un médecin qui en inscrit la cause sur le certificat de décès. Depuis la fin des années 1960, ces informations sont collectées, codées et publiées dans un état des lieux annuel. Corrigée de manière à gommer l'effet du vieillissement et de la croissance de la population, la mortalité par cancer du sein diminue légèrement depuis 1993 [6] : « 29 femmes sur 100 000 décédaient en 1993 de cette pathologie, 27,4 pour 100 000 en 2000 et 26,5 pour 100 000 en 2001 et 2002 », précise Catherine Hill, épidémiologiste à l'institut Gustave-Roussy de Villejuif.

Le second indicateur permettant de mesurer la fréquence du cancer du sein est l'incidence, c'est à dire le nombre de nouveaux cas diagnostiqués pendant une année dans une population donnée. Les épidémiologistes l'estiment à partir des données consignées dans les 21 registres départementaux existant en France. « Cela nécessite des extrapolations géographiques et temporelles. Les valeurs obtenues varient donc fortement selon le modèle mathématique utilisé », constate Catherine Hill. En outre, les méthodes de diagnostic, les pratiques de dépistage ou les modes de recueil des données ont évolué. Si bien que le maniement de cet outil est extrêmement délicat.

Si l'on s'en tient aux chiffres du réseau Francim, qui gère les registres départementaux, le nombre de nouveaux cas de cancer du sein diagnostiqués chaque année a plus que doublé en vingt ans, passant de 20 000 en 1980 à près de 42 000 en 2000 [7]. Corrigée des facteurs démographiques, l'incidence a été multipliée par 1,6 entre 1980 et 2000.

Résumons. La mortalité par cancer du sein décroît légèrement depuis quelques années, alors que les cas diagnostiqués, eux, explosent. Un constat qui a été fait dans tous les pays où un programme de dépistage de masse existe. Comment l'expliquer ? Première hypothèse : nous assistons depuis vingt ans à une épidémie de cancers du sein. Si la mortalité par ce type de tumeur n'augmente pas en proportion, c'est que le dépistage précoce et les traitements sont de plus en plus efficaces.

Seconde hypothèse : plus on cherche de cancers, plus on en trouve. « En 1980, seuls 308 mammographes fonctionnaient sur l'Hexagone. On en compte aujourd'hui plus de 2 500 », explique Bernard Junod, fervent partisan de cette seconde hypothèse. Il n'y aurait donc pas d'épidémie. C'est l'intensification du dépistage qui a conduit à l'augmentation des cas de cancers. Ces derniers, identifiés très précocement et souvent d'un type particulier, guérissent plus facilement. Leur découverte ne fait donc pas augmenter la mortalité.

Pour les partisans de cette théorie, le dépistage organisé est donc inefficace car il conduit à repérer des tumeurs mammaires qui n'auraient jamais mis la vie des femmes en danger si on ne les avait pas dépistées. L'hypothèse est controversée. Mais elle est aujourd'hui renforcée par ce que l'on sait de l'étude suédoise.

Faut-il traiter toutes les tumeurs ?

La méfiance à l'égard du dépistage organisé est une hypothèse très inconfortable. Il faut, pour l'envisager, une bonne dose de cynisme, de révolte ou un vrai profil iconoclaste. « Il semble illogique de penser que le dépistage du cancer du sein peut provoquer des problèmes ! » note Michael Retsky, professeur de chirurgie à l'école de médecine de Harvard. C'est pourtant ce qu'avance un groupe de chercheurs, chirurgiens et épidémiologistes. Ils ne sont pas issus d'obscurs instituts « new age », mais du University College de Londres, de Harvard, de l'université de Darmouth ou de celle de Rennes. Éberlués par l'ampleur de l'augmentation du nombre de cancers du sein dans tous les pays qui ont mis en place le dépistage organisé, ils dénoncent l'emballement d'une machine. Au détriment des femmes elles-mêmes.

Distinguer les cancers

Soyons clairs. La technique du dépistage, qui consiste à réaliser deux radiographies de chaque sein, n'est pas dangereuse en soi. C'est ce qui en découle qui pose problème. Michael Baum, chirurgien britannique réputé qui a participé à la mise en place du dépistage en Angleterre avant de démissionner de son poste, explique : « Le plus préoccupant est que le dépistage organisé entraîne des surdiagnostics du cancer du sein. » En d'autres mots, il conduit à traiter des tumeurs mammaires qui n'auraient jamais mis la vie de la personne en danger si on ne les avait pas dépistées.

Types de cancers concernés ? Principalement les carcinomes in situ ou DCIS, de petites tumeurs qui prennent naissance à l'intérieur des canalicules transportant le lait. « Avant le dépistage par mammographie, on ne repérait presque jamais ces petites tumeurs, difficilement décelables à la palpation, note M. Baum. Aujourd'hui, de nombreux carcinomes in situ sont détectés. » Une chance. Ne dit-on pas que plus la tumeur est petite, plus on a de chances de la soigner ? « À condition qu'elle ait besoin d'être traitée », souligne le chirurgien.

Or, plusieurs études questionnent la nécessité de soigner les carcinomes in situ. La première a consisté à rechercher des cancers du sein chez les femmes décédées accidentellement, âgées de 40 à 50 ans et n'ayant pas de lien connu avec ce type de tumeur. Plus de 30 % d'entre elles présentaient un carcinome in situ à l'autopsie. Un taux étonnamment élevé puisque, dans cette tranche d'âge, le risque de cancer du sein atteint seulement 1 % [8]. Des observations similaires ont été faites pour la prostate ou la thyroïde. Pratiquement tous les individus âgés de 50 à 70 ans avaient des carcinomes in situ dans leur glande thyroïde, alors que la fréquence des cancers dans ce même groupe est seulement de... 0,1 %.

1 000 biopsies analysées

Comment expliquer cette différence ? « Le groupe autopsié est représentatif de la population générale, explique l'épidémiologiste Bernard Junod. On se serait attendu à trouver les mêmes chiffres. Leur différence indique des surdiagnostics. Elle montre que, lorsque l'on recherche activement des cancers, on en repère beaucoup. Mais dans les faits, seule une partie d'entre eux pose réellement problème. »

Une étude américaine a ainsi analysé un millier de biopsies du sein datant des années 1950 et 1960 [9]. À l'époque, les médecins n'avaient pas diagnostiqué de cancer du sein chez les patientes. Mais en reprenant ces biopsies trente ans plus tard on a découvert qu'elles étaient bel et bien atteintes d'une carcinome in situ. Parmi elles, 25 % avaient développé un cancer envahissant dans les dix ans suivant leur biopsie, 75 % n'en avaient pas développé. Pour Gilbert Welch, professeur à l'université de Darmouth, leur carcinome in situ était ce qu'on appelle une « pseudo-maladie », un cancer qui ne provoque jamais de symptômes, soit parce qu'il ne grossira pas, soit parce qu'il grandit si lentement qu'il ne mettra jamais la vie de la patiente en danger [10].

« Pour ce type de cancer, un traitement est inutile. Pourtant, on le traite quand même, par une mastectomie parfois, appuie M. Baum. Le problème, c'est que nous ne disposons pas à l'heure actuelle des outils et des connaissances permettant de faire la distinction entre un carcinome qui ne va pas évoluer et un autre qui va tuer la patiente. » Face à cette incertitude dans la définition du cancer, on peut s'étonner que des campagnes de dépistage à large échelle puissent être promues, qui augmentent mécaniquement le nombre de surdiagnostics. Cette question est d'autant plus criante que les 30 % de réduction de la mortalité, promis par le dépistage organisé, sont mis en doute par l'étude de P.-H. Zahl et d'autres avant elle. C'est l'avantage majeur du dépistage massif qui est aujourd'hui mis en cause.

Dépistage personnalisé

Faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ? Arrêter tout dépistage ? Sans aller jusque-là, les scientifiques remettent en question le dépistage comme politique de santé publique, cherchant à repérer sur n'importe quelle femme bien portante un cancer en puissance. Ils ne doutent pas de l'intérêt de dépistage individuel, qui consiste à ce qu'un médecin prescrive un test à sa patiente parce qu'il a des raisons de croire qu'il est nécessaire.

Mais, en procédant ainsi, on ne repèrerait plus de tumeurs aussi précocément qu'avant. Ne risquerait-on pas d'avoir des cancers plus difficiles à traiter ? « C'est ce que soutient la logique populaire, en effet, admet Michael Retsky. Mais je crains que cela ne soit pas toujours le cas. Même traitées, certaines petites tumeurs provoqueront la mort de la patiente. Et d'autres, plus grosses, guériront facilement. » « Il faut se méfier des dogmes tels que "mieux vaut traiter tôt un cancer", appuie Michael Baum. Le cancer est un défi biologique, pas un défi chronologique. Tant que nous réfléchirons en termes de "tôt" et "tard" nous ne ferons pas de progrès en cancérologie. »

[1] www.e-cancer.fr/medias/4pagesdepistagesein2710.pdf
[2] L. Tabar et al., The Lancet, 1, 829, 1985.
[3] P.-H. Zahl, European Journal of Cancer à paraître en 2006
[4] L. Tabar et al., Radiol. Clin., 38, 625, 2000.
[5] L. Nystrom et al., The Lancet, 359, 909, 2002.
[6] C. Hill et F. Doyon Bull. Canc., sous presse, 2006.
[7] L. Remontet et al., Rev. Epidemiol. Santé Publique, 51, 3, 2003.
[8] J. Folkman et R. Kalluri Nature, 427 787, 2004.
[9] D.L. Page et al., Cancer, 76 1187, 1995.
[10] H.G. Welch European Journal of Cancer, 41 660, 2005.