Michel Serres : « Cette campagne présidentielle est une campagne de vieux pépés ! »

Nicolas Truong, entretien avec Michel Serres le 12/04/2012

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Que pensez-vous de cette campagne présidentielle ? Est-elle à la hauteur du changement d'ère et même de civilisation dont votre "Petite Poucette", cette petite fille du XXIe siècle et de la technologie que vous décrivez dans votre dernier ouvrage, est l'incarnation ?

Je me garderai bien de me prononcer frontalement sur l'élection présidentielle. Je voterai, c'est sûr. Mais je considère que cette campagne est celle de l'inertie, de l'endormissement, et d'une certaine manière celle des résidus du vieux monde. De même qu'un train au démarrage présente une force d'inertie, une résistance physique, la classe politique n'a pas encore pris acte des mutations de notre temps. Elle ne mesure pas le changement social qu'induisent les nouvelles technologies. Le physicien Niels Bohr (1885-1962) l'avait bien compris : les idées nouvelles ne s'imposent pas parce qu'elles sont vraies, mais parce que l'ancienne génération a pris sa retraite !

Quelle est la nature de ce changement anthropologique qui rend, selon vous, nos institutions caduques tels les partis politiques, aujourd'hui ?

La société actuelle et, en particulier, cette nouvelle génération qu'incarne Petite Poucette témoignent que nos institutions ont été créées à une époque où le monde n'était pas ce qu'il est devenu : à plusieurs égards, elles sont donc obsolètes. Elles le sont d'autant plus que le fossé d'évolution qui nous sépare d'elles est gigantesque, il est comparable à celui qui a séparé la Renaissance du Moyen Age ou l'ère chrétienne de l'Empire romain. Ce décalage s'exprime dans les chiffres : au début du XXe siècle, on comptait 70 % d'agriculteurs, pour 1 % aujourd'hui.

Lorsque je suis né, nous étions 2 milliards sur la planète : désormais, nous avons dépassé les 7 milliards, avec des densités géopolitiques complètement changées. L'espérance de vie est passée de 50 à 80 ans. Cet allongement de la durée de vie a bouleversé nos pratiques sociales : quand on se jure fidélité pour soixante-cinq ans, le mariage n'a plus le même sens !

La transmission des biens, la santé, la Sécurité sociale, le rapport au monde, à la naissance, à la mort, à la douleur… tous ces paramètres ont été bouleversés. Les morales anciennes étaient construites autour de la lutte contre la douleur. Aujourd'hui, le cortège des antalgiques fait qu'un médecin peut recevoir dans son cabinet un homme de 60 ans qui n'a jamais souffert. Nous n'avons plus le même rapport au corps, au monde, à autrui.

Ces communautés anciennes que représentaient la famille, la paroisse, la commune ou le parti demandent à être repensées. Il ne s'agit pas tant de s'adapter que d'inventer. De quelle cité sommes-nous désormais citoyens ? La France est devenue une ville dont le TGV est le métro, dont les autoroutes sont des rues. Nous n'habitons plus le même espace. Cette mutation anthropologique a rendu nos institutions caduques.

Comment se réorganisent le commun aujourd'hui et ce qu'il est convenu d'appeler le vivre-ensemble ?

Nous voyons émerger de nouvelles communautés. Le réseau de téléphonie mobile dépasse les 3 milliards d'usagers. Facebook compte 850 millions de membres. Quelle autre communauté dans l'histoire a jamais réuni autant de personnes ? On reproche à Petite Poucette d'être une égoïste : pourtant, elle participe d'initiatives telles que les monnaies locales, les réseaux d'échange de savoirs, etc. Bien plus qu'un gadget ou même qu'un simple instrument, les nouvelles technologies sont pour elle une nouvelle manière d'habiter l'espace, un espace qui n'est plus déterminé par des distances mais par des proximités. La question de l'habitat, du logement, est devenue centrale aujourd'hui. Quand la gauche avait pris le pouvoir, j'avais suggéré de mettre en oeuvre une politique de l'espace en instaurant un prix unique dans les transports en commun franciliens. Un même tarif pour aller du 15e au 16e arrondissement que pour aller à Jouy-en-Josas (Yvelines), voilà une vraie mesure de gauche !

Il faut donc imaginer d'autres mesures de ce type, remettre une certaine imagination au pouvoir ?

Eh comment ! En marge du socialisme scientifique que prônaient les marxistes, ce sont les utopistes qui ont inventé les communautés dont nous jouissons aujourd'hui : c'est à Fourier (1772-1837) que nous devons les crèches, à Proudhon (1809-1865) que nous devons le crédit populaire. Il y a dans les créations utopistes des promesses d'avenir extraordinaires. Tout ce que nous avons aujourd'hui de solide, ce sont les rêveurs qui l'ont fait !

Owen, Fourier, Cabet, Saint-Simon, Considérant : tous ces utopistes sont autant connus pour leurs réalisations que pour les noms. Mais aujourd'hui l'anonymat semble primer. Des collectifs informels et démocratiques des révolutions arabes aux groupuscules insurrectionnels et révolutionnaires comme le "Comité invisible" en passant par mouvement hacker Anonymous, l'anonymat semble être recherché. Comment expliquer ce phénomène ?

Ce qui me frappe, c'est en effet l'anonymat politique des nouvelles communautés politiques. Regardez le "printemps arabe" : un élan doublé d'une méfiance à l'égard des partis, des leaders, des institutions. Regardez le mouvement des "indignés" : une protestation morale et sociale en défiance à l'égard des chefs et des organisations. C'est pour ces raisons que l'anonymat prime. Parce qu'il est le signifiant d'un monde nouveau. Voilà ce que je retiens du "printemps arabe" : le printemps, la nouveauté.

Certes, mais ces communautés sont parfois jugées illusoires et addictives. Les faits divers abondent : le virtuel et le numérique ne sont-ils pas également de gigantesques supports à névroses ?

Mais combien de morts ont fait les anciennes communautés dont il faudrait regretter l'affaiblissement, l'effacement ou la disparition ? Je sais bien qu'il est d'usage de décrier la tyrannie de l'immédiateté et de l'ubiquité, ou les mirages de la virtualité d'une génération baignée par les nouvelles technologies de l'information. Mais pour quelques névroses parfois mortifères dont les jeux vidéo ou les réseaux sociaux peuvent être le support, combien de morts perpétrées par les anciennes communautés dont certains de nos intellectuels ont la nostalgie ? Patrie, prolétariat, nation, que de crimes commis en ton nom ! Alors, le "c'était mieux avant" des nouveaux réacs, non merci !

Comment cette mutation numérique va-t-elle, selon vous, transformer le politique ?

On peut établir un parallèle entre l'invention des nouvelles technologies et celle de l'imprimerie. A l'époque de l'invention de l'imprimerie, Martin Luther a dit : tout homme est pape une bible à la main. Maintenant je dirais : tout homme est un homme politique avec un portable à la main. Grâce à Internet, aux blogs, à Facebook, tout le monde peut prendre la parole dans une agora numérique.

Dans les années 1950, nous n'étions qu'une dizaine d'épistémologues dans le monde, nous nous connaissions tous. Aujourd'hui, tout le monde est épistémologue, tout le monde est en mesure de se prononcer sur le nucléaire, sur les OGM ou sur les mères porteuses… C'est ça la démocratie : l'imbécile a le droit de vote au même titre que le Prix Nobel. Il faut accepter cette nouvelle donne démocratique même si elle blesse les anciens magistères et les vieilles hiérarchies. Elle est incontournable.

Prenons un sujet que vous connaissez bien, l'éducation. Le clivage entre la droite et la gauche semble clair. D'un côté l'accent mis sur l'autonomie et le privé, de l'autre la priorité aux postes et à la solidarité…

On voit là encore à quel point les vieilles recettes sont encore d'actualité. Même l'université de Stanford, dans laquelle j'enseigne et qui bénéficie des apports philanthropiques de Bill Gates, construit des nouveaux locaux calqués sur l'architecture précédente, c'est-à-dire conforme à l'ancien esprit pédagogique avec ses grands amphithéâtres pour ces cours magistraux…

Or, il faudrait partir de la nouvelle donne générationnelle et du nouveau rapport aux connaissances. C'est pour ces raisons que j'ai une tendresse particulière pour celle de Petite Poucette. Je ne suis pas le seul. La plupart des grands-parents est en osmose avec sa génération. Car elle incarne le renouveau. Vraiment, croyez-moi, cette campagne, c'est la campagne des vieux pépés !


Michel Serres est philosophe et académicien. Ancien élève de l'Ecole navale et de l'Ecole normale supérieure, il est l'auteur de nombreux essais philosophiques et d'histoire des sciences, dont les derniers, aux Editions du Pommier, sont Petite Poucette (82 pages, 9,50 €), Habiter (2011) et Le Temps des crises (2009).