Le débat public déconnecté du réel

Alexandre Jardin le 29/11/2013

L'excellent Hollande est persuadé que gouverner c'est « faire à la place des gens » en ne confiant aucun rôle concret aux citoyens.

Sur lopinion.fr

Puisque nous sommes au bout d'un système calcifié, de quoi François Hollande est-il la fin exactement ? Quel paradigme politique obsolète incarne-t-il bien malgré lui ?

De toute évidence, le pauvre homme est prisonnier d'un ensemble de croyances qui ne mordent plus sur le réel. Mais son impopularité est bien injuste : ce président de rencontre n'est que le dernier des impuissants, l'ultime délégué d'une classe politique qui, depuis trente ans, s'isole dans des conceptions usées. Examinons quatre des illusions qui le dominent et qui font de lui, espérons-le pour la France, le dernier des inadaptés.

Au premier chef, flotte chez ce personnage l'idée calamiteuse et naïve – très profondément ancrée chez nos élus – que la loi a le pouvoir de façonner le réel, que le législateur peut, en votant un texte, dominer les faits. Un problème concret se présente-t-il ? Une injustice montre-t-elle le bout du nez ? Vite, une loi péremptoire ! Une ligne Maginot juridique ! Une taxe punitive ou rééducative ! Ruons-nous à l'Assemblée et votons « une grande loi » pour que la réalité soit enfin rectifiée, domptée, moralisée, que notre taux de cholestérol baisse, que l'échec scolaire soit maîtrisé, que l'emploi refleurisse et que la libido des clients des putes soit enfin matée. N'agissons pas, votons. Produisons de la règle à tout va ! Un conformiste comme Hollande, imprégné par cette pensée débilo-magique, collabore du soir au matin avec des élus convaincus que ce mode de raisonnement est pertinent, que là est leur noble mission : fabriquer des kilomètres de lois (chargées de soumettre les faits !). C'est à peine si ces ahuris en col blanc s'aperçoivent que l'activité législative française a, au cours des dernières années, infiniment moins impacté nos vies quotidiennes que l'irruption de Google, l'arrivée du smartphone ou la déferlante des émissions de cuisine. Les Français, eux, le savent. Ils ont des smartphones et font les recettes de Julie. Les gens ont également bien compris que nos législateurs frénétiques n'impulsent plus aucune énergie depuis longtemps ; ils augmentent avec passion le nombre de freins… jusqu'à bloquer peu à peu le pays !

Le monsieur qui commence à déprimer à l'Elysée se figure également – comme tous les vieux satrapes UMPisés (ne parlons même pas des illuminés du FN) – que pour se préparer à gouverner sérieusement, il est avant tout nécessaire… d'établir un programme ! Dans son cerveau, être sérieux revient donc à lister précisément « quoi faire », et non pas « comment le faire » ni « avec qui le faire ». La presse sérieuse est unanime sur ce point : ce qu'il faut à un candidat supposément crédible, c'est un projet ambitieux, qu'il sache sur le papier « quoi faire » ! Docile, le brave Hollande n'y a pas coupé en listant ses 60 engagements aux allures de vœux pieux, du genre « Réorganiser les rapports de force entre producteurs et grande distribution ». Comment et quand le faire ? Qui le fera ? On verra plus tard ; comme si tout ne se jouait pas dans l'art d'exécution ! Votons d'abord la semaine de quatre jours et demi dans les écoles… sans trop se préoccuper d'identifier au préalable les ressources disponibles (ou non) sur le terrain. Imaginons vite un crédit impôt compétitivité qui frappera les esprits… sans trop travailler ses modalités. Le « quoi faire » est systématiquement choyé, le « comment on fait », bâclé. D'où l'action publique à effet marginal que nous subissons depuis des lustres : ses modalités concrètes restent à peu près identiques à chaque changement de majorité. Personne ne remet en question la culture des cabinets, le process des arbitrages de Matignon, etc. La question fondamentale des pratiques est quasiment évacuée du débat politique, qui reste incantatoire. Mais peut importe puisque nos élus sérieux, prétendument crédibles, pros, reconnus par leurs pairs, ont… un projet !

L'excellent Hollande est également persuadé que gouverner c'est « faire à la place des gens » en ne confiant aucun rôle concret aux citoyens. Aux yeux de cet énarque épanoui, pas question de donner du pouvoir à la société, de faire confiance aux individus, de laisser agir les compétents, les véritables créateurs d'emplois. Au mieux, il « consulte les partenaires sociaux » ; comme si les représentants des corps intermédiaires ne reflétaient pas sa propre culture étatique. Cet obsédé du fonctionnariat désire ardemment que son Etat agisse lui-même, que l'on puisse dire : « C'est lui qui a inversé la courbe du chômage » en réunissant ses préfets, en finançant des pelletées d'emplois aidés ! Au fond, il rêve d'une social-démocratie sans peuple agissant, sans que la nation ne se prenne jamais en main. Cet incurieux ne s'est toujours pas aperçu que la Toile a diffusé dans notre société une culture de la coopération. Quand un citoyen rencontre un problème pratique, il file aussitôt sur des forums ou surfe sur les réseaux sociaux pour donner l'occasion aux autres de l'aider… et les autres citoyens-internautes adorent ça, parce qu'aider autrui est très gratifiant ! Moi Président – comme son prédécesseur – ne sait pas demander de l'aide à la société, n'a pas pour ambition de la faire participer concrètement à son redressement, ne sait pas mobiliser le peuple sur des projets clairement identifiés.

Dernier point du paradigme chancelant : passer beaucoup plus de temps à faire de la politique qu'à mener une politique. Les commentateurs adorent ça, le jeu d'échec interne des majorités, l'improvisation pittoresque, les petites phrases citronnées ; pourquoi les en priver ? Mais le peuple aux abois, lui, a horreur de ça. La Hollandie est, sous ce rapport, dans la situation de la Régie Renault qui, dans les années 1970, fabriquait des voitures pour ses ingénieurs et non pour ses clients. Ayrault – l'autre nom de Hollande – est obsédé par les priorités de son camp et non par les nôtres. Au moment où le pays enchaîne les jacqueries, ce génie n'hésite pas à mettre sur la table… une « grande réforme fiscale » pour sauver sa tête, noyer le poisson et ressouder le PS ! Le finaud règle son problème de politicien, non le nôtre – le niveau monstrueux de la dépense et donc de la fiscalité. Le peuple crie pouvoir d'achat, emploi, sécurité ; et il répond du tac au tac : « Fusionnons la CSG et l'impôt sur le revenu, envisageons la retenue à la source et finissons-en avec les niches fiscales ! Organisons vite une fiesta pour technocrates ! » Sans oublier, au passage, de rééduquer les clients des putes. Un génie !

Mais je suis heureux : le changement de paradigme politique est en cours. La croyance en la loi magique, le souverain mépris du « comment on fait », l'habitude de ne pas faire participer le peuple et la vieille manie de faire de la politique n'ont plus l'air d'avoir la cote. Nous allons recommencer l'époque !