Joseph Stiglitz, l'idole des altermondialistes


Propos recueillis par Romain Gubert
21 septembre 2006

Texte original, Magazine Le Point

Le prix Nobel d'économie 2001 est l'un des maîtres à penser du courant altermondialiste. Farouchement opposé au capitalisme sauvage, il croit pourtant aux bienfaits du marché. Lors de la sortie d'« Un autre monde. Contre le fanatisme du marché » (Fayard), nous l'avons rencontré.

A chacun de ses passages à Paris, Joseph Stiglitz ne sait plus où donner de la tête. Les journalistes veulent des interviews, les organisateurs de colloques une intervention, les politiciens une rencontre, privée ou non. Et pour cause : en quelques années, les altermondialistes ont fait de l'économiste américain, aussi affable que bon vivant, l'icône de leur mouvement. A son corps défendant, car Stiglitz-le-keynésien ne partage pas, loin de là, toutes leurs thèses : il croit aux vertus du marché. A condition que celui-ci soit encadré. Avec « Un autre monde. Contre le fanatisme du marché » (Fayard, 450 pages, 22 E), le prix Nobel d'écono-mie 2001 dépasse le simple réquisitoire. Il conçoit un vrai programme pour « démocratiser » la mondialisation.

Le Point : En France, depuis le succès de « La grande désillusion » (Fayard, 2002), vous êtes accueilli comme une pop star par les altermondialistes. Quel effet cela fait-il au prix Nobel que vous êtes ?

Joseph Stiglitz : C'est fascinant. Et même troublant de voir ces jeunes qui connaissent mes thèses, planchent dessus, les commentent sur le Net. En Europe et surtout en France, le débat sur la mondialisation a pris une ampleur vraiment stimulante. J'aimerais qu'il en soit de même aux Etats-Unis. Mais de là à assumer un rôle de gourou, c'est une autre histoire... Je n'ai pas les épaules assez solides (rires).

Plus sérieusement, cela fait trente-cinq ans que le monde n'avait connu une telle croissance économique. Contrairement à ce qui se passait à la fin des années 60, où seul l'Occident en profitait, aujourd'hui, la Chine, l'Inde, le Brésil, etc., en retirent les fruits. Pourtant, vous tirez une sonnette d'alarme...

Ce n'est pas la mondialisation en elle-même qui est dangereuse. Au contraire. Je reste persuadé que les échanges entre les pays et la fin des barrières protectionnistes sont une bonne chose pour l'humanité. Le problème, c'est que la mondialisation n'a pas bénéficié à autant de monde qu'elle l'aurait pu et dû. Pour une raison simple : aujourd'hui, son seul moteur, c'est la logique de marché. Elle a été bâtie sur ce credo : le meilleur moyen d'aider les pauvres consiste à encourager la croissance économique pour que ses bienfaits se diffusent naturellement. Ce raisonnement est totalement erroné. Il est simpliste. Le laisser-faire n'a jamais rien produit de bon. Or il n'est pas fatal que la croissance, comme c'est le cas aujourd'hui, nuise à l'environnement, aggrave les inégalités, affaiblisse la diversité culturelle, favorise les profits des multinationales au détriment des simples citoyens et génère de la violence sociale ! Sur le continent africain, le nombre de personnes vivant dans une situation d'extrême pauvreté est passé de 164 millions à 316 millions entre 1981 et 2001. La déstabilisation de l'environnement menace la planète. Pour l'instant, les actionnaires ont fait des patrons leurs complices, grâce au système lucratif des stock-options, les amenant à tout sacrifier à la rentabilité immédiate. Mais si la mondialisation ne profite pas à la majorité des gens, ceux-ci finiront par réagir. On a collectivement oublié que l'être humain devait être au coeur du développement économique et que le profit ne devait pas être un but en soi. Si nous ne traitons pas les problèmes engendrés par la mondialisation aujourd'hui, au moment où elle est si énergique, il sera impossible de maintenir sa dynamique actuelle.

Mais que faire pour limiter de tels effets négatifs ?

La croissance est nécessaire et la mondialisation potentiellement porteuse d'immenses bienfaits. Soit. Mais elle doit être encadrée, pilotée, équilibrée, juste et démocratique. Les règles du commerce international ont été conçues par les pays les plus riches et pour maximiser leurs profits. Elles privent les pays en développement d'une grande partie de leur souveraineté puisque ceux-ci doivent se conformer à des exigences (celles de l'OMC, du FMI, de la Banque mondiale...) mises au point par les Occidentaux. Or ces derniers ont un moyen de pression infaillible pour se faire respecter : ils détiennent 1 500 milliards de dollars de créances sur les pays en voie de développement. Certains pays riches accordent certes un traitement particulier aux pays pauvres. Mais c'est le plus souvent un outil politique pour exiger d'eux qu'ils marchent droit.

A vous lire, on a le sentiment que l'Occident est responsable de tous les maux de la planète. C'est un peu court...

Parfois, il ne s'agit que d'angélisme. Prenez la Russie des années 90. Sans rien comprendre de la réalité de ce pays, on a plaqué sur lui des théories économiques dévastatrices. En forçant l'ex-URSS en plein chaos à privatiser à tour de bras ses industries en échange de prêts destinés à maintenir le pays à flot, on a favorisé une poignée d'oligarques et provoqué un drame social d'une ampleur inégalée. Avec cette conséquence : aujourd'hui, ceux qui doivent leur fortune à ces privatisations illégitimes n'ont aucun intérêt à l'instauration d'un Etat de droit.

Partout, les intérêts particuliers l'emportent ainsi systématiquement sur les enjeux autrement plus importants pour la planète. Prenons le cas de l'échec récent des négociations à l'Organisation mondiale du commerce. Pour protéger quelques milliers de producteurs américains de coton, les Etats-Unis ont refusé de remettre en question les subventions qui leur sont versées. Cela empêche les 10 millions de personnes en Afrique qui travaillent dans cette filière d'être compétitives. C'est moralement indécent, et économiquement aberrant : ces 10 millions de producteurs de coton africains sont autant de consommateurs potentiels... Aujourd'hui, beaucoup dans l'administration américaine - mais c'est la même chose chez les dirigeants européens - croient encore au vieil adage de l'ancien patron de General Motors : « Ce qui est bon pour notre pays est bon pour GM », et l'inverse. C'était peut-être le cas dans les années 50. Mais ce ne l'est plus dans une économie ouverte et mondialisée où le concept d'entreprise « nationale » n'a plus de sens. Seulement, voilà, cela permet aux lobbyistes de l'industrie pharmaceutique de prétendre que, au nom de l'intérêt national, il faut renforcer le droit à la propriété intellectuelle. Alors qu'ils ne défendent que des intérêts industriels. Pas ceux de l'humanité. Cela permet aussi à Microsoft de dominer un domaine aussi crucial pour l'économie contemporaine que les nouvelles technologies et empêche à jamais certains de rattraper leur retard. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est « démocratiser » la mondialisation.

Par quels moyens ?

Le sentiment d'identité mondiale est trop rare. Il faudrait par exemple fixer une liste de bonnes et de mauvaises pratiques économiques et environnementales. Ce qui n'existe pas actuellement. Il faut aussi moderniser le système de représentation au sein des organisations internationales comme le FMI ou la Banque mondiale. Aujourd'hui, les Etats-Unis sont le seul pays à disposer d'un droit de veto au FMI, car le vote est proportionnel au poids économique. Ce n'est pas juste.

Exigeons plus de transparence, à tous les niveaux. Un exemple : il faudrait obliger les compagnies pétrolières à publier le montant des royalties qu'elles versent aux Etats dont elles exploitent le sous-sol. Les populations de ces Etats seraient alors en droit d'exiger une saine redistribution. Des citoyens informés sont susceptibles d'exercer un contrôle pour limiter les abus des intérêts particuliers, financiers et industriels qui dominent la mondialisation.

Mais comment convaincre un chef d'entreprise d'agir « moralement » ? Ceux à qui il doit des comptes, ce sont les actionnaires qui lui demandent des profits. Rien de plus.

Je ne suis pas naïf. Ce qu'il faut, c'est renforcer la responsabilité des uns et des autres. Prenons la corruption. Certains patrons l'acceptent comme un mal nécessaire pour décrocher des contrats. Je suis pour la création d'un tribunal pénal international pour les délits économiques qui sanctionnerait ce genre de pratiques. Pour lutter contre Al-Qaeda, des centaines de comptes en banque ont été bloqués dans le monde. Il est donc possible d'agir. Au nom de quoi sommes-nous indulgents envers ceux qui financent en sous-main des guerres civiles ou qui détournent à leur profit des fonds destinés à construire des écoles ? C'est la même chose pour l'environnement. Si demain chacun sait que pèse sur lui une sanction immédiate, les comportements changeront. Si demain un patron américain ou européen risque la prison ou qu'une entreprise est susceptible d'être poursuivie pour ses agissements, ses actionnaires exigeront plus de vertu de la part de ceux à qui ils ont confié leurs intérêts.

A la Maison-Blanche, sous Bill Clinton, vous étiez le chef de son équipe de conseillers économiques. Vous auriez pu engager de telles réformes...

Nous avons fait des choses pendant la présidence Clinton, notamment dans le domaine de l'environnement. Mais la mondialisation n'avait pas alors cette ampleur. Le monde et l'économie changent à une vitesse époustouflante. Qui pouvait imaginer il y a dix ans la croissance chinoise ? A l'époque, le FMI n'avait d'yeux que pour la situation financière de l'Amérique latine. C'était il y a un siècle... Je ne suis pas un politicien. Je ne veux pas donner de leçons aux gouvernements actuels. Mon seul objectif, en tant que citoyen du monde et pas seulement comme économiste, c'est d'éviter que nous nous retrouvions désemparés lorsque la crise surviendra

Joseph Stiglitz

Né en 1943 dans l'Indiana, formé chez les néoclassiques de l'école de Chicago et chez les scientifiques du MIT, le prix Nobel n'est pas seulement un théoricien. Il est aussi l'ancien conseiller de Bill Clinton à la Maison-Blanche (1993-1997) et l'ex-numéro deux de la Banque mondiale (1997 et 1999). Auteur de « La grande désillusion » (Fayard, 2002) et « Quand le capitalisme perd la tête » (Fayard, 2003), il enseigne à l'université Columbia à New York.