Léa et ses capteurs : une journée en l’an 20..

L’harassante journée de Léa ne s’était achevée que tard hier lors du barbecue réunissant les employés du « campus » surplombant la Baie de San Francisco. Cela n’avait rien d’exceptionnel depuis qu’elle avait rejoint, suite au rachat de sa start-up, les équipes de la plus importante entreprise technologique du monde. En 5 ans à peine, l’entreprise avait supplanté Google, Facebook et consorts dans le cœur des utilisateurs comme des analystes financiers. Pourtant, le réveil de Léa se fait en douceur, comme tous les jours depuis qu’elle utilise le prototype de lecteur d’ondes cérébrales de l’entreprise. L’appareil est tellement simple qu’il parait magique : il suffit de faire adhérer deux carrés souples de la taille d’un ongle sur les tempes, sans aucune gêne pour elle pendant la nuit, et les données sont transmises au bracelet et à sa tablette transparente dernier cri. Le bracelet s’est mis à vibrer doucement au moment idéal pour assurer un réveil pendant une phase de sommeil léger, et a transmis l’information à la tablette, qui se charge d’augmenter la luminosité, de régler la climatisation, de lancer la cafetière… et de publier l’information sur le service de réseau social de l’entreprise. Dans le même temps, les rendez-vous de son agenda sont mis à jour pour tenir compte des 15 minutes de sommeil qu’elle a économisées cette nuit-là…

Pendant le petit déjeuner, Léa vérifie distraitement ses PKPI (personal key performance indicators). Léa essaye de consulter régulièrement ces calculs issus d’algorithmes sophistiqués (et obscurs) et chargés d’optimiser automatique ment à la fois sa motivation et sa forme physique, adoptant ainsi pour sa vie personnelle, la vision de l’entreprise : « on ne peut pas améliorer ce qu’on ne peut pas mesurer, on ne changera pas ce qu’on peut cacher »… Et Léa reconnait que cela fonctionne : depuis un mois, elle s’est déjà surprise plusieurs fois à reposer un soda dans son frigo, sachant que tout le monde aurait connaissance de ce petit écart… Elle a d’ailleurs perdu 2 kilos depuis que le bracelet et d’autres capteurs mesurent ainsi sa vie, non pas qu’elle l’ait voulue activement ou qu’elle pensait en avoir besoin… mais elle a reçu de nombreuses félicitations alors ! Aujourd’hui, son coach numérique lui recommande d’ailleurs 13150 pas dans la journée et pas plus de 1850 calories… Après l’avoir félicité pour les 11824 pas de la veille, en hausse de 1,2 % par rapport à la semaine précédente qui était elle-même la seconde meilleure semaine de Léa depuis qu’elle a adhéré au programme de « santé active » de son employeur. Léa boit son café du matin (dont les teneurs en caféine, sucre et calories sont mesurées automatiquement par la tasse portant le logo de l’entreprise) tout en regardant d’un air absent l’avalanche de statistiques et de dataviz sur sa tablette. Elle ne peut cependant échapper à la plus visible : une augmentation de 2,4 % par jour du nombre de calories quotidiennes ingérées depuis le début du mois. Cette croissance est certes corrélée à la baisse de 3°C de la température moyenne extérieure relevée par sa station météo d’appartement et celle de sa voiture, mais les chiffres révèlent une corrélation plus nette encore avec une hausse de 1,3 % de son poids et de 0,8 % de la proportion de masse grasse de son corps relevées par la balance connectée de la salle de bain. Refrénant l’envie de pulvériser cette moucharde, Léa soupire en lisant les recommandations au ton ouvertement positif et motivant du coach virtuel de l’application ActivHealth, qui recommande une modification de régime alimentaire et une hausse importante de 10 % des objectifs quotidiens du nombre de pas à forte intensité pour contrecarrer cette pente jugée funeste. En réalité, le coach virtuel annonce sur un ton triomphant qu’il avait intégré cette hausse de sa propre initiative dans les objectifs de la veille et que son poids a déjà baissé de 0,3 % (un miraculeux 180 grammes de perdu, calcule rapidement Léa en finissant sa tasse). D’un soupir elle se rend également compte sur l’écran que l’analyse « humeur et stress » de sa journée de la veille a déjà provoqué des commentaires inquiets de certains collègues et de son manager « ça n’est pas grave, je te connais, tu ne resteras pas longtemps dans les 10 % d’employés ayant la moins bonne humeur du département »… Léa est plus étonnée de voir un message de la responsable « wellness analytics » de sa direction qui lui rappelle qu’un excès de stress peut conduire à une dégradation de la santé et qu’elle doit faire attention à elle…

Léa se rend compte que le ton de ce dernier message, tout en compassion, est en fait tout sauf anodin. Tout cela peut avoir des conséquences sur son assurance santé, ActivHealth étant partie intégrante des services financés par l’entreprise. Celle-ci a certes l’une des politiques en ce domaine parmi les plus généreuses des États-Unis, mais cette politique n’existe qu’en contrepartie de l’adhésion aux valeurs de « transparence et de responsabilisation » d’ActivHealth. Le contrat « Wellness » de son entreprise permet en effet aux algorithmes de l’assureur (dont le géant des technologies est devenu le plus gros fournisseur de données et de solutions technologiques cette année…) de suivre les résultats de ses capteurs corporels. Ce n’est pas vraiment obligatoire, mais… l’assurance est bien moins coûteuse quand on consent « librement » à un tel partage. « Il va falloir faire descendre ce niveau de stress, même artificiellement » se dit Léa en songeant aux stratagèmes qu’elle pourrait employer pour tromper les capteurs. Au début des contrats d’assurance de ce type, c’était d’ailleurs un jeu très répandu : les employés accrochaient leur podomètre au collier de leur chien pour augmenter le nombre de pas parcourus par jour, par exemple. Les labradors de tout le pays étaient ravis, mais les assureurs se sont rapidement rendus compte de la faille… en croisant ces données avec celles issues de leurs bases d’assurance pour « animaux de compagnie ». Cela a permis à l’employeur de Léa d’entrer sur ce marché en leur fournissant un algorithme capable de distinguer les pas humains de ceux des animaux… Il parait que certains cadres aisés d’entreprise payent des gens pour porter leurs capteurs le temps d’un footing,… mais c’est évidemment impossible pour un utilisateur identifié en permanence par ses objets connectés… D’autant que les dernières améliorations de l’algorithme de reconnaissance des pas devraient lui permettre de vérifier la cohérence de réalisation d’un pas en fonction des caractéristiques du porteur des capteurs (sexe, taille, poids, âge,…). « Je peux toujours me forcer à sourire un peu plus au bureau, les caméras ne manqueront pas de le détecter… » Perdue dans ces pensées, Léa tend machinalement la main vers un autre gâteau, mais son bracelet vibre doucement à l’approche de la puce sans-contact de l’emballage pour l’en dissuader. Elle change d’avis sans même y penser. Quelle chance de ne plus avoir à faire d’efforts pour être exemplaire et raisonnable !

Arrivée sur l’immense campus ensoleillé qui accueille son bureau, alors qu’elle appuie sur le bouton de l’ascenseur, son bracelet vibre. Sur l’écran « Et si vous preniez l’escalier ? ». Après un déjeuner calibré sur son nouvel objectif nutritionnel (et incluant un accompagnement à la carotte : son bracelet a détecté dans son sang une carence en vitamine A), Léa se replonge dans son travail avec intensité tout l’après-midi. Petite vibration : « Vous êtes stressée, faites donc une pause. » Elle retrouve le sourire. Brièvement. Encore une vibration. Fin de la pause. La fin de journée approche, et Léa se rend compte à 17h qu’un espace dans son agenda a été bloqué par ActivHealth et que, si elle le souhaite, 37 % des machines de la salle de gym sont actuellement libres…

Après sa séance de sport (qui lui vaut de voir sur son bracelet un message de félicitation enthousiaste de la responsable Wellness de son pôle), Léa découvre sur son bureau un paquet. Son chef l’attend à côté. « Bonsoir Léa. Tes chiffres de stress sont meilleurs aujourd’hui, cela me rassure. Et cette séance de sport était une bonne idée, tu seras encore plus sereine demain je parie ! Tu seras rapidement revenue dans les 10 % les moins stressés de l’équipe. Tu sais à quel point le bien-être de chacun est important pour nous… D’ailleurs, nous t’avons choisie pour tester le nouveau prototype du bracelet du programme ActivHealth. On se voit à la collecte de fonds pour le Bangladesh tout à l’heure ? Tu n’as pas encore répondu à l’invitation mais toute l’équipe sera là, on compte sur toi ! » Léa acquiesce tout en découvrant le magnifique nouveau bracelet : l’écran est souple et entièrement transparent. Le bracelet ne pèse que quelques grammes. Pourtant il sera entièrement gratuit d’après ce qu’elle comprend à partir du moment où les utilisateurs acceptent de partager leurs données avec des partenaires de l’entreprise, tout comme ils le font avec leur cercle d’amis, finalement !

Une fois chez elle, Léa s’accorde quelques minutes devant un film sur son écran mural. Pendant les pubs, elle se lève pour aller à la salle de bains. Son capteur vibre très légèrement : « Nous aimerions avoir votre avis sur les publicités en cours de diffusion. Vous obtiendrez des points et des promotions personnalisés ! Restez devant la caméra de votre écran pour accepter. » Elle ignore le rappel à l’ordre. Le bracelet se met à vibrer un peu plus fort…


Cette histoire occupe les pages 8 et 9 du Cahier de la CNIL Le corps, nouvel objet connecté, du quantified self à la m-Santé : les nouveaux territoires de la mise en données du monde, avec le texte introductif ci-dessous :

À quoi pourrait ressembler une journée type d’un adepte du quantified self dans un futur proche ? Nous nous sommes amusés à imaginer la journée de Léa, salariée d’une grande entreprise de technologies installée en Californie. Ce texte s’inspire de lectures évoquant ce quotidien, en particulier du roman dystopique publié en octobre 2013 par Dave Eggers, « The Circle » (Editions Mc Sweeney’s, 2014), une entreprise inventée devenue la compagnie technologique la plus puissante du monde après le succès de TruYou, un outil de présence numérique d’un individu, au travers d’une seule authentification… et d’une seule identité. Dorénavant, fort de son succès, The Circle peut mener à bien tous ses projets d’amélioration du monde par la technologie, même les plus fous.

Leave a Reply


− sept = un


css.php