Innovation, intentions, visions et désirs
Comment arrêter le progrès, c’est le titre de l’article publié par Dominique Dupagne sur Atoute.org. Il y dépeint avec maestria la façon de tuer un projet innovant en le maintenant de force, et assez longtemps, « dans la boite ».
Même si les conseils prodigués s’appliquent à de nombreux domaines, il est bien clair que le propos vise à démontrer de façon piquante que la technocratie en place ne « s’y serait pas pris autrement » si elle avait planifié l’échec du projet DMP.
Lors de la discussion sur le forum d’Atoute à propos de cet article, j’ai littéralement été provoqué par un avatar de Jean-Jacques Fraslin… anonyme, mais néanmoins facilement démasquable par son légendaire niveau de méchanceté ; qu’on en juge :
C’est quand même un peu trop caricatural. Il est assez transparent que tu vises la gestion du chantier du DMP, ce radeau de la Méduse des systémes d’information de santé. Et puis tu as de mauvaises lectures comme celles de notre ami Philippe Ameline, prototype de “l’ acteur privé mal maîtrisé” supposé réalisé seul des miracles ” avec trois sous”…
C’est un sujet que je connais bien. Il n’y a pas eu de stratégie concertée d’échec, mais une conduite classique de ce type de grand projet pilotés par des hauts fonctionnaires déconnectés du terrain, de la malchance, de d’incompétence, du je-m’en-foutisme, un manque de réflexion préalable , un déficit d’explication et des girouettes politiques.
De plus dans cet échec, il y a une responsabilité importante de nos représentants professionnels occupés à se tirer les uns sur les autres et qui n’ont pas été à la hauteur des enjeux. Curieusement tu les oublies…
Je suis bien conscient que c’était inutile, mais je me suis senti obligé d’expliquer que, sous d’autres cieux, les « acteurs privés mal maîtrisés » conduisaient l’innovation, grâce aux travaux de Thomas Kuhn, qui ont servi de support au développement du capital risque.
Ce qui m’a le plus étonné, c’est que Jean-Jacques, qui dit « bien connaître le sujet » affirme qu’il « n’y a pas eu de stratégie concertée d’échec ». Pourtant, après le terrible fiasco des expérimentations régionales, et avec l’approche concomitantes de la date de généralisation annoncée et des élections présidentielles, il paraît absolument évident que le GIP DMP s’est mis dans un mode « propagandiste » où il ne cherchait plus à traiter le dossier, mais bien à « sauver le ministre » en cochant les cases d’une roadmap parfaitement artificielle (enquêtes bidons de notoriété, participation du public à l’élaboration du décret…).
Le but était bien de démontrer que « tout avait été fait dans l’ordre » et « qu’on était à deux doigts de réussir ». Que les dirigeants du GIP DMP soient encore en place aujourd’hui devrait être une preuve de la qualité du service rendu.
J’ai très tôt raillé le manque de vision du pilotage du projet DMP en affirmant que, lorsque Xavier Bertrand parlait du DMP initial comme d’une « première marche », il s’agissait certainement d’une marche circulaire, car il n’avait aucune idée de la direction dans laquelle déployer le reste de l’escalier.
Il apparaît de plus en plus évident que ce manque de vision, de direction, provenait globalement d’un manque d’ « intention » vis-à-vis de la médecine : celui qui prévoit la rupture de paradigme nécessaire sait dans quelle direction orienter les projets innovants pour en faire la passerelle qui facilite cette extension du domaine. Au contraire, qui n’a pas d’autre intention que de se conduire en gestionnaire de l’intérieur de la boite est condamné à faire échouer tout projet d’envergure, comme l’a très bien démontré Dominique Dupagne.
Est-il utopique de parler d’une « intention » comme préalable au déploiement de projets innovants ? Il me semble que la réponse peut être trouvé dans un tout récent éditorial de la revue L’Expansion.
Hervé Juvin, président d’Eurogroup Institute, et qui vient de publier « Produire le monde » chez Gallimard y affirme :
Le monde bascule. A la sourde angoisse d’un monde sans repères s’ajoute désormais la colère brute de ceux qui ont faim, qui ont soif et qui ont peur de manquer. A l’extrapolation rassurante des courbes de croissance et de consommation fait place le vertige de l’impensé, de l’imprévu, du différent. Se dévoile alors l’infirmité originelle d’une pensée économique incapable de se concevoir hors des bases léguées par la première révolution industrielle.
[…]
Seule une nouvelle révolution industrielle peut nous sauver. L’ingénieur doit retrouver sa primauté et sa vocation de toujours : faire plus avec moins. L’explosion de la fiction des prix de marché appliqués depuis des décennies à l’agroalimentaire, à l’énergie, à l’eau, commande la réindustrialisation accélérée de territoires qu’on disait réduits à la spirale de déqualification et à des emplois de service à la personne.
Mais la technique, le système et le procédé suffiront-ils à répondre à la question posée, celle d’un monde désirable ? Ce n’est pas parce que l’économie reste muette que les organisations se sentent désarmées et que le politique est sans voix que la question va cesser de nous hanter : quelle vision peuvent déclencher l’innovation, l’invention et l’action ? La réponse ne sera ni financière ni technique, même si technique et finance en seront les moyens. Elle ne sera même pas politique.
Elle est de l’ordre du rêve, du désir et de la vision. Comme au temps des Lumières, nées du désordre et de la confusion montante des passions et des peurs, les idées ont toutes les chances de commander le monde qui sera, pour la première fois, notre produit. Un monde qui demeurera pour longtemps, faute de magiciens du rêve, faute de maîtres de l’utopie et de semeurs de désirs, un monde en quête d’auteurs.
Quelle superbe mise en perspective ! En négatif de l’article de Dominique Dupagne, Hervé Juvin donne les directions nécessaires d’un monde de demain où politiques et industriels seront impuissants faute d’auteurs capables de cristalliser des désirs et des visions.
Le propos d’Hervé Juvin est bien plus large que le domaine médical puisqu’il y est question d’une raréfaction globale des biens de la nature. Pourtant l’ensemble du propos est pertinent dans l’environnement de santé où le Welfare State est bien derrière nous, et où il convient désormais de gérer ce qui devient accessible en fonction de ses moyens.
Il est particulièrement cruel de mesurer l’écart entre des enjeux si magistralement énoncés et la gestion de « comptables à lustrine » de nos ministres de la santé successifs. Il est également particulièrement préoccupant de constater, à l’aune de cet éclairage, la distance qui sépare le charisme d’un Barack Obama et l’incapacité à créer désirs et visions de notre équipe nationale de réformateurs laborieux.