Sagesse des foules, bêtise des foules, prédictibilité des foules ; c’est autour de ces concepts que s’affrontent les tenants, les opposants et les sceptiques du 2.0.
Après tout, disent ces derniers pourquoi demander leur opinion aux gens puisqu’il est possible de prévoir à l’avance la loi de répartition de leurs choix ? C’est une question fondamentale qui va peut-être obliger les passionnés du 2.0 à sortir du bois et à avouer leur extravagante ambition.
Dans un domaine suffisamment complexe pour faire intervenir le hasard, trouver la loi de distribution des événements est l’élément de base de toute action. Prévoir les crues du Nil constitue l’un des problèmes les plus anciens de ce type et a mis les hommes en échec pendant plusieurs millénaires. Pour simplifier (mais pas trop), les deux questions de base qui se posent à qui souhaite agir sur un environnement « hasardeux » sont de deux types : savoir si on peut estimer une tendance et évaluer le niveau de « sauvagerie » de ce hasard.
Dans la nature, Le terme de hasard « sauvage » a été employé par Benoît Mandelbrot pour qualifier le chaos des phénomènes naturels, que ce soit pour les crues du Nil, dont l’Anglais Harold Edwin Hurst a démontré qu’elles obéissent à une loi de puissance ou… pour les marchés financiers !
A contrario, on peut donner comme exemple de « sagesse » les distributions gaussiennes, où la probabilité qu’une donnée dévie de sa moyenne d’au moins 4 écarts-types est de 0,01 pour cent.
J’avoue à ce propos être sorti plutôt décontenancé de la lecture de l’ouvrage de Mandelbrot « Une approche fractale des marchés » où il dénonce une importance restée trop importante des lois gaussiennes dans les outils financiers et démontre l’importance des lois de puissance, mais surtout la suprématie de l’approche fractale.
Pour résumer, les lois de puissance sont asymétriques, avec une « longue queue » et leur nom vient du fait qu’elles sont représentées par une droite dans un repère logarithmique ; la pente de cette droite matérialisant la « puissance » de la distribution.
Plus la pente est douce, et plus la distribution est uniforme… pour mémoire, la distribution de Pareto des richesses au sein des sociétés humaines a une puissance de 3/2, qui dénote une forte hétérogénéité et l’accaparement majoritaire des richesses par un petit nombre.
Mandelbrot prouve qu’avec des lois fractales, on peut simuler une infinité de lois de puissance, donc s’approcher de très près des lois de nos mondes naturellement sauvages. Ce qui est frustrant dans son ouvrage, c’est que, s’il montre de façon convaincante que ses simulations fractales de cours de bourse peuvent tromper un expert, contrairement, précisément, aux modèles qui utilisent les lois actuellement en vigueur chez les analystes boursiers, il ne dit rien sur la capacité des fractales à prédire les tendances.
Mandelbrot démontre donc que les distributions fractales permettent de qualifier la volatilité (la sauvagerie) des phénomènes naturels, mais le problème reste donc entier car, pour avoir prise sur les événements, il faudrait comprendre comment une très grande somme de comportements individuels aboutit à une tendance générale, à la façon d’une dune, qui possède une loi d’évolution d’ensemble qu’il est bien difficile de déduire du comportement individuel de chacun de ses grains.
On pourrait déduire, de l’étude de nombreuses dunes au cours du temps, la loi qui régit leur progression, puis utiliser cette connaissance pour prévoir… par exemple la progression du désert. Le spéculateur aurait alors les outils lui permettant de parier sur les terrains à acheter ou à vendre. L’homme politique pourrait planifier l’exode des populations ou la construction d’une improbable muraille contre l’avancée du désert.
Mais imaginons que, par une ambition démesurée, on souhaite dépasser ces objectifs opportunistes ou fatalistes et faire reculer le désert !
Au lieu de se contenter de prévoir le mouvement statistique des dunes, il faudrait alors pouvoir influencer suffisamment de grains de sable pour les faire bouger les dunes autrement.
C’est un phénomène de ce type que j’évoquais en Mars 2007 à propose de la Webmergence : en permettant à de nombreux individus d’interagir et de construire une vision commune, il est possible de créer des tendances nouvelles : émergentes.
Avant que le site Amazon ne fasse interagir ses clients, la répartition des oeuvres vendues avait une forme de courbe en demi-cloche, avec quelques « tubes » très diffusés et une majorité d’oeuvres de diffusion anecdotique. Cette forme très sage était sculptée par le marketing et la restriction de l’étendue des possibles liée à la longueur des étagères. Après la création par Amazon de micro-communautés virtuelles de goût (en permettant à l’acheteur d’une oeuvre de connaître les autres préférences de ceux qui l’ont précédemment acquise), la distribution a fondamentalement changé, prenant la forme d’une « longue traine » beaucoup plus sauvage, beaucoup plus naturelle.
Il faut probablement comprendre les promoteurs du 2.0 comme des fous qui veulent changer le monde ; dont la folle ambition est bien d’infléchir la direction des dunes.
C’est une présomption qui peut sembler inconsidérée à une époque où le hasard semble si sauvage et où les murets épars érigés par nos politiques démontrent le simplisme de leur vision. Mais, justement, c’est peut-être cette déception fondamentale des pirouettes toujours plus vaines du politique et l’existence, avec un Internet devenu totalement interactif, d’une nouvelle Agora qui justifient cette nouvelle proposition démocratique : dans le « petit monde » de nos réseaux d’interaction (savez vous qu’il suffit en moyenne de 6 intermédiaires pour connecter deux individus quelconques dans le monde ?), nous pouvons découvrir ceux qui nous ressemblent en action et interagir avec eux pour éclairer nos choix futurs.
Que pleuvent les critiques !
Elles seront souvent justifiées, exhibant par exemple le fait que la Webmergence est un processus qui n’aura probablement jamais de pilote car même si on peut faire bouger la dune autrement, bien fol est celui qui prétendrait connaître à l’avance la direction future qui « émergera » des nouvelles interactions élémentaires (mais justement, c’est bien à la notion de « grand pilote » qu’il faut tordre le cou).
Elles seront toujours insuffisantes pour empêcher de tenter crânement leur chance à ceux qui pensent qu’ils ont les moyens de redonner une « soif d’idéal » à des… « foules en interaction digitale ».