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Accélération

Sunday, August 29th, 2010

Hartmut Rosa est allemand, comme le suggère son prénom ; il n’est, par contre, pas professeur de latin, comme pourrait l’indiquer son nom, mais de sociologie. Il vient de publier « Accélération » aux éditions La Découverte : une véritable « critique sociale du temps » susceptible de penser ensemble les transformations du temps, les changements sociaux et le devenir de l’individu et de son rapport au monde.

Une interview d’Hartmut Rosa, intitulée « Au secours ! Tout va trop vite ! », a été publiée dans un récent numéro du Monde Magazine. Il y décrit brillamment comment l’accélération de tous les processus temporels de notre société contribue massivement à son instabilité :

À l’accélération technique, à celle des rythmes de vie, il faut ajouter une accélération sociale. Aujourd'hui, aucune situation n’est assurée, la transmission n’est pas garantie, le précaire règne. Il est symptomatique de constater que les parents ne croient plus que leurs enfants auront des vies meilleures que les leurs. Ils se contentent d’espérer qu’elles ne seront pas pires.

Il existe une autre raison pour laquelle les gens se sentent si mal, déprimés, voire suicidaires au travail. Régulièrement, les dirigeants des entreprises présentent de nouveaux projets, des stratégies pour gagner du temps et de l’argent, rentabiliser la production, dégraisser les effectifs. Ou encore, ils mettent en place de nouveaux outils informatiques plus performants, ou des concepts marketing présentés comme innovants, ou réorganisent les chaînes de travail, et ainsi de suite. Les marchés financiers saluent ces mouvements comme autant de signes positifs d’activité.

Mais très souvent, ces formes frénétiques d’accélération et de réorganisation ne procèdent pas d’un processus d’apprentissage à l’intérieur de l’entreprise, ou d’une meilleure utilisation des talents, il s’agit presque toujours de changements aléatoires, erratiques, caractériels, des changements pour le changement, dépourvus de sens. Et comme la plupart du temps ils ne débouchent sur aucune amélioration réelle, ils accroissent le sentiment de dévalorisation et d’anxiété chez les travailleurs concernés. Dans le même temps, les directions d’entreprise entendent conserver leurs « normes de qualité », ajoutent toujours de nouvelles formes de classement, d’évaluation et de notation des employés, créant une tension supplémentaire qui finit par rattraper les dirigeants eux-mêmes.

Le résultat peut être observé dans presque toutes les sphères du travail contemporain, à tous les niveaux des entreprises. Les employés se sentent non seulement stressés et menacés, mais encore sous pression, désarmés, incapables de montrer leur talent, bientôt découragés. Voyez comme partout les enseignants se plaignent de ne plus avoir de temps pour apprendre à leurs étudiants, les médecins et infirmières pour s’occuper humainement de leurs patients, les chercheurs pour se consacrer sans être soumis à des évaluations permanentes. D’où ce sentiment de courir sur un tapis roulant ou une pente qui s’éboule. Au final, nous éprouvons tous ce que le sociologue Alain Ehrenberg nomme la « fatigue d’être soi » (Odile Jacob, 1998) tandis que, constate-t-il, la dépression devient la pathologie psychique la plus répandue de la modernité avancée.

Il développe également l’évolution considérable de la façon dont les individus se représentent leur trajectoire temporelle, leurs projets d’avenir et la manière de raconter leur histoire individuelle :

Jusqu’à aujourd'hui, la modernité comme l’idée de progrès nous promettaient que les gens finiraient par être libérés de l’oppression politique et de la nécessité matérielle, pourraient vivre une existence choisie et autodéterminée. Cette idée repose sur la supposition que nous portons tous quelque chose qui ressemble à un « projet d’existence », notre propre rêve de ce qu’on pourrait appeler la « bonne vie ». C’est pourquoi, dans les sociétés modernes, les individus développaient de véritables « identités narratives » qui leurs permettaient de relater l’histoire de leur parcours comme autant d’histoires de conquêtes, certes semées d’embûches, mais allant vers cette « bonne vie » dont ils rêvaient.

Désormais, il devient impossible de développer ne serait-ce que qu’un début de projet d’existence. Le contexte économique, professionnel, social, géographique, concurrentiel est devenu bien trop fluctuant et rapide pour qu’il soit plausible de prédire à quoi notre monde, nos vies, la plupart des métiers, et nous-mêmes, ressembleront dans quelques années.

Le concept d’identité narrative est particulièrement intéressant ; je commence à étudier comment, en tant qu’outil de réappropriation de son projet d’existence, en faire un des pivots de la Ligne de Vie.


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