Transformer les voix en voies
Sunday, May 4th, 2025Le Monde des livres, cahier du Monde du vendredi 2 mai 2025, évoque la première conférence Jon Fosse tenue à Oslo le 24 avril. Jon Fosse a été, en 2023, le quatrième prix Nobel de littérature norvégien et la bibliothèque nationale de Norvège a saisi cette occasion pour créer une grande conférence annuelle sur le principe que, chaque année, un orateur spécialiste de philosophie, de théâtre, de poésie, de musique, etc, choisi par des personnalités scandinaves, discourra de la façon dont il voit la littérature à travers le prisme de sa discipline. L’orateur invité à prononcer la première conférence a été le philosophe français Jean-Luc Marion, penseur catholique et académicien.
Le texte de Jean-Luc Marion est baptisé Création, à comprendre en terme biblique « c’est-à-dire non pas en termes de production, mais en termes de bonté, d’amour, de don ». Marion suggère que les artistes créent « d’abord une façon de voir et d’écouter » et qu’ils posent sur le monde « un regard qui ne possède pas ce qu’il voit comme un objet mais le reçoit comme un don ». Dit autrement, en citant Claudel et Soljenitsyne, « l’artiste ne parvient à son œuvre accomplie qu’en n’inventant rien ».
L’article du Monde des livres indique que cette façon de considérer l’œuvre artistique comme une découverte et non une invention résonne parfaitement avec l’approche du travail d’écriture de Jon Fosse. Lors d’une interview de 2024, il confiait que, pour lui, écrire a toujours signifié « s’asseoir à sa table et écouter ». « C’est étrange, mais j’ai l’impression que ce que j’entends, le texte qui me vient, est déjà écrit […] et que je dois le coucher sur le papier avant qu’il ne disparaisse. »
Lors de son interview à Oslo, Jean-Luc Marion exprime la même idée : « Quand on trouve quelque chose de vrai en philosophie, cela se déploie tout seul. Vous n’avez qu’à suivre… En ce qui me concerne, je peux dire qu’il y a certains chapitres et certaines pages de mes livres qui sont venus sans moi. D’un seul coup, le bon concept ou le bon argument est arrivé et a ouvert une perspective que je n’avais plus qu’à suivre. Je lisais une carte Michelin, mais je ne la traçais pas. ».
On peut voit une forme d’humilité dans cette façon de décrire le processus créatif comme quelque chose qui « se déploie tout seul », comme si l’auteur se contentait de tenir le stylo et de noter ce qui est déjà écrit dans le vent (« the answer is blowin’ in the wind »). Mais nous savons à qui nous avons à faire. Si Fosse et Marion se décrivent comme de simples scribes, la matière « déjà écrite » qu’ils transforment en mots n’est pas abordable par le commun des mortels. Dit autrement, en se référant à Saint-Exupéry, « Une illumination soudaine semble parfois faire bifurquer une destinée. Mais l’illumination n’est que la vision soudaine, par l’Esprit, d’une route lentement préparée. »
À propos d’illumination soudaine capable de « faire bifurquer une destinée », rien n’est plus pur que la façon dont François Cheng évoque Jeanne d’Arc.
Lors d’une émission La grande librairie de 2016, animée par François Bunel et consacrée au « Royaume poétique de François Cheng », François Cheng évoque le livre « Les énigmes de l’histoire de France ». Il cite alors (minutes 11 à 14 de l’émission) la recension par l’auteur du livre de ce que Jeanne d’Arc, interrogée sur les voix qu’elle entendait, a dit textuellement à ses juges :
« Puis vint cette voix,
Environ l’heure de midi,
Au temps de l’été,
Dans le jardin de mon père. »
Comme le dit François Cheng, « C’est un quatrain, qui vient du fond du cœur, mais qui est le résultat de toute une vie. Un quatrain à la fois simple et sublime. On y entend l’une des plus belles voix de France. »
Bien difficile après de telles transcendances de redescendre dans les contingences de l’actualité de notre monde « tel qu’il devient toujours plus idiot ». Peut être garder de Jean-Luc Marion le fait que « quand on trouve quelque chose de vrai, cela se déploie tout seul » – et que ce n’est pas l’apanage de la philosophie, mais s’applique parfaitement aux arts techniques. Probablement, dans cette veine, insister sur le fait que ceux qui peuvent transformer des voix en mots, en lignes de code, en actions… en résumé, « transformer des voix en voies » devraient avoir une place particulière et que, a contrario, les sociétés qui tentent d’imposer des politiques publiques absurdes par des doctrines purement technocratiques sont mécaniquement condamnées à l’errance.