Mon ami Hervé est passé me rendre visite à l’improviste ; nous avons évoqué nos vieux démons et nos nouvelles passions autour d’un café, tout en dégustant les macarons qu’il avait apportés. La conversation a lentement dérivé des objets connectés, au contrôle grandissant des individus pour s’achever sur la politique… et le choix, de moins en moins improbable à mesure que la haine des politiciens grandit, d’une présidence Front National comme choix de rupture radicale « susceptible de créer un terrain favorable à un système neuf dans cinq ans ». Une forme d’écobuage incontrôlable.
Le vieux monde se meurt
Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Antonio Gramsci
Je ne crois pas à cette hypothèse, car rien ne permet de penser qu’on contrôlera ce feu, et surtout qu’on pourra profiter de cette mise en cendres pour préparer les futurs semis avec la clarté d’esprit nécessaire aux grandes ruptures. Le diable ne rentre pas si facilement dans sa boîte… et quand je parle du diable, je ne parle pas que de Marine, mais bien des délires manichéens qui substitueraient opportunément une confrontation républicains contre frontistes à l’actuelle opposition droite-gauche usée jusqu’à la corde.
Faire apparaître un « nouveau monde » est possible ; les maux sont analysables, les solutions sont à notre portée pour peu que nous croyons plus en nous qu’en eux.
La première constatation que nous pouvons faire, c’est que notre monde est de plus en plus complexe.
Dans un monde simple, la multiplication des expertises permet d’affiner la compréhension, à la façon dont la diversité des angles de prise de vue fait converger la compréhension de l’objet photographié. Il est ainsi naturel que celui qui, du haut de la pyramide, est au point de concours des canaux d’information, soit le mieux placé pour décider pour la multitude.
Dans un monde complexe, au contraire, chaque expert apporte une contribution antagoniste, à la façon dont, confronté à la dualité onde-corpuscule de la lumière, se constituerait une opposition irréconciliable de tenants de l’interférence et de défenseurs des photons. Le « haut de la pyramide », est alors doublement disqualifié comme lieu où se prennent les décisions car il reste le point le plus éloigné de la base, de la « vie civile », tout en se voyant transformé en « lieu de convergence des divergences » par la mécanique décisionnelle héritée d’époques plus simples. Trancher devient un jeu de hasard et la politique l’art de nier les échecs en tentant de démontrer qu’un pire était possible et que l’avoir évité est déjà une réussite.
Ne pas reconnaitre ses échecs est le plus sûr moyen de ne pas apprendre… et de se condamner à reproduire les mêmes erreurs. Ce n’est pas la moindre des malédictions auxquelles nous condamnent des politiciens qui restent enfermés dans une logique de pouvoir d’une autre époque.
L’autre constatation est que notre forme de démocratie actuelle a de sérieux problèmes d’échelle. Les sujets réellement préoccupants devraient être réglés à l’échelle européenne ou mondiale, typiquement le dérèglement climatique, mais nous ne pouvons que constater qu’il n’existe pas d’exécutif européen et que nous n’aurons jamais de « président du Monde » capable d’imposer « du haut » des « décisions courageuses ».
Il n’est pas interdit de supposer que la complexité a joué depuis longtemps un rôle dans la composition des régions administrables de façon hiérarchique pyramidale, par exemple par un mécanisme d’autonomisation des marges, des lieux où un surcroît d’éloignement du sommet décisionnel en rendait les édits insupportables. La crise politique du moment n’est peut-être, dans le cadre de la mondialisation des échanges, qu’une soudaine généralisation d’un phénomène autrefois plus local, mais qui rend désormais obsolètes les démocraties trop fortement indirectes.
On peut à juste titre s’inquiéter d’être gouverné par des institutions en obsolescence rapide, d’autant plus que, comme nous le voyons avec l’actuel « état d’urgence » justifié par une « situation de guerre », un pouvoir désorienté sera toujours tenté de conserver son statut par la peur. Si rien ne change radicalement, la confrontation droite-gauche risque d’avoir bientôt le relent aigre d’une opposition Bradbury-Huxley.
Apprivoiser la complexité
I would rather have questions that can’t be answered than answers that can’t be questioned. Richard Feynman
Pourtant, cette complexité qui rebat nos cartes politiques est un phénomène tout à fait naturel, qui naît de l’augmentation des interactions et des échanges au sein de la société. Et la façon de s’en accommoder est tout aussi naturelle : il faut intégrer la discussion politique à la richesse des échanges. En résumé, passer d’une démarche hiérarchique où une élite gouverne une foule par essence indisciplinée à un pilotage en réseau qui rend la foule intelligente.
Utopie, crieront les adeptes de l’ancien mode. Si les gens n’étaient pas trop bêtes pour se gérer eux-mêmes, ça se saurait !
C’est assez vrai… mais en réalité je ne parle pas des mêmes gens, car quand les bouleversements du niveau de conscience créent un avant et un après, ils transforment également les individus.
Les grandes découvertes et les guerres ont façonné notre pensée actuelle. Il suffit de relire « Tintin au Congo » ou de revoir ces films d’Audiard où des coloniaux parlent du « bon vieux temps » pour mesurer la distance qui nous sépare déjà de ce niveau de conscience. Ces œuvres pourtant contemporaines utilisent un vocabulaire aujourd’hui choquant (et même à l’occasion pénalement répréhensible) pour mettre en scène des relations aux femmes et aux indigènes tellement caricaturales qu’elles seraient bien difficile à expliquer à des enfants nés avec le millénaire.
Abandonner l’illusion de l’inéluctabilité d’un pilotage hiérarchique transformera considérablement la façon de faire société, donc de se comporter en société.
Pour écrire « Reinventing Organizations », Frédéric Laloux a étudié des entreprises très diverses qui ont en commun d’avoir remplacé l’habituel pilotage hiérarchique par une organisation souple constituée d’équipes très fortement autonomes. Sa découverte la plus passionnante concerne la façon dont cette autonomie (les équipes sont responsables de leurs objectifs, généralement de leur budget, souvent de leurs embauches) permet aux individus d’évoluer individuellement, de trouver leur place optimale, voire même de la créer, et, ce faisant, de faire progresser le groupe.
Le critère majeur de réussite d’une société en réseau est de permettre aux citoyens qui en constituent le tissu de sortir de la « case » dans laquelle les inscrit mécaniquement toute hiérarchie pyramidale, de leur ouvrir un biotope au sein duquel ils peuvent grandir. Cette synergie entre des individus puissants et une société en réseau constitue la trame du récent ouvrage de Cynthia Fleury, « Les irremplaçables ». Elle y montre comment, une fois détaché des divertissements du « panem et circenses », chacun peut accéder à l’individuation, et, à l’image de ce que Frédéric Laloux a vu en entreprise, trouver sa véritable place dans la société ou la créer si elle n’existait pas.
L’intelligence des foules repose donc avant tout sur la capacité de chaque membre de la société, et ainsi de la société toute entière, à atteindre un nouveau stade de conscience. Il est évident que l’internet sera à la fois le système nerveux de l’état final et l’effecteur de son amorce initiale… mais il doit lui-même être transformé et fournir de nouveaux outils.
Les outils
Les outils de l’intelligence des foules restent largement à inventer. L’internet tel que nous le connaissons est d’ailleurs un lieu paradoxal à cet égard puisqu’il constitue un vecteur de surveillance massive par les services de renseignements et voit ses moyens d’information chaque jour plus privatisés par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), des oligopoles qui font florès en nous éclairant « juste assez », tout en nous gardant soigneusement captifs. En inventant les outils de la « société maillée », il faudra également rendre à l’internet ses lettres de noblesses de réseau libre et ouvert.
Deux outils me paraissent suffire pour expérimenter la société maillée avec un niveau d’ambition suffisant : le comité de proposition et le système de vote de démocratie liquide.
Nous sommes, je le pense, par essence indécis sur les sujets principaux de société. Typiquement, faut-il stopper les centrales nucléaires, s’intéresser aux huiles de schistes, réformer le code du travail ? Puisque ce sont des sujets complexes, les experts sont divisés, donc générateur d’une cacophonie peu éclairante. Puisque ce sont des sujets sensibles, l’exécutif ne laisse filtrer que les informations qui justifient à l’avance la décision qui sera imposée d’en haut.
La piste qui me semble la plus prometteuse pour sortir de ce type d’impasse est celle du comité de proposition : pour chaque décision de ce type, un groupe restreint et efficace (une « équipe projet ») est tirée au sort à la façon d’un jury d’assise, avec comme seule contrainte celle de maximiser son intelligence collective ; ce groupe instruit le dossier de façon interactive et transparente, avec les moyens suffisants (tant financiers que comminatoires) pour convoquer qui bon lui semble et se déplacer où bon lui semble. Elle produit alors une proposition étayée qui est soumise au vote du reste de la société.
On peut logiquement s’attendre à ce que le comité de proposition élabore un texte compréhensible par chacun et permette l’exercice de la démocratie directe où chaque citoyen vote. On peut cependant raisonnablement penser qu’une partie d’entre eux estimera ne pas se sentir capable de voter, faute d’avoir un intérêt suffisant pour le sujet ou d’avoir pris le temps d’étudier le contexte. Grâce à un système de vote dit de « démocratie liquide », ils pourront alors désigner ponctuellement la personne à qui ils font confiance pour voter à leur place.
Pour une société maillée fantôme
L’intelligence collective produit des citoyens éclairés qui augmentent l’intelligence de la société maillée dans un cercle vertueux qu’il faudrait amorcer au plus vite. Il ne serait pas très compliqué de créer un outil de comité de proposition, à la façon dont Wikipédia permet à une communauté d’affiner une entrée de dictionnaire. Des outils de démocratie liquide existent également, même s’ils n’ont pas encore toutes les qualités, tant en dimensionnement qu’en garanties de fonctionnement, du système cible. Il serait, en tout cas, passionnant de créer des prototypes qui permettent de « jouer des scénarios » sur des enjeux réels de sociétés, par exemple les lois en cours de discussion et de permettre à chacun de comparer la qualité de cette « shadow democracy » avec les pénibles productions du système en place.