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Le DMP est mort, vive… quoi ?

Saturday, November 3rd, 2012

Nous vivons à une période vraiment curieuse, mais si intéressante pour celui qui a le luxe de conserver un peu d’humour… apprécier l’humour soviétique aide beaucoup.

Ainsi donc, à l’Assemblé nationale, lors de la deuxième séance du vendredi 26 octobre 2012, Christian Paul, le député socialiste de la deuxième circonscription de la Bièvre, demandait au gouvernement une évaluation du DMP en ces mots :

« Pendant toutes ces années, nous nous sommes forgé notre conviction. Entre 2004 et 2007, premier âge du DMP, il s’est produit un véritable scandale en termes de politiques publiques, et le dispositif, qui s’est révélé très coûteux, a été de ce fait remis en cause après 2007. Il a été probablement mal piloté depuis, et quasiment abandonné, en tout cas sur le terrain politique, lors du retour de M. Bertrand au ministère de la santé. Cet échec doit être souligné en termes de pilotage des politiques publiques et de réponse aux besoins des professionnels de santé, dont nous sommes extrêmement soucieux. »

Autant dire que rien dans la communication de l’ASIP santé, toute entière occupée à vanter le considérable succès d’un déploiement qui enthousiasme les acteurs locaux… ces héros de l’information de santé qui, comme le Docteur Pascal Charles, pneumologue strasbourgeois, aura sa photo dans le rapport d’activité, agrémenté d’un texte au sein duquel le mot « enthousiasme » revient justement comme un leitmotiv.

Le mot échec est pourtant lancé, et reviennent en mémoire les échecs précédents.

L’époque initiale où Xavier Bertrand, jeune ministre faisait valser les dirigeants du GIP CPS. Puis l’ère Jacques Sauret, démarrée avec une ambition considérable mais qui, après la catastrophique expérimentation régionale, fût toute entière consacrée à faire semblant – jusqu’aux élections présidentielles de 2007 – de tenir l’objectif politique d’une généralisation en juillet 2007. Puis l’audit demandé par Roselyne Bachelot, processus technocratique si particulier où des Shadoks jugent sévèrement d’autres Shadoks, qui envoya au goulag le duo Sauret – Coudreau et fit sortit de l’anonymat le « grand chef à plumes » des auditeurs, un certain Michel Gagneux.

Supposons que la machine à reproduire de l’échec soit démantelée et, puisqu’il faut que la bête meure, intéressons-nous à ce qu’il faudra faire dès que le pouvoir politique aura pris une décision aussi courageuse que visionnaire. Et comme les concepts les plus puissants sont souvent les plus simples, l’action se résumera alors à deux points : donner du sens et trouver sa place sur Internet.

Donner du sens

J’ai déjà expliqué que le mot DMP désigne à la fois le concept et son application.

Ainsi, quand quelqu’un affirme que, dans telle région, le terrain montre un grand intérêt pour le DMP, il est impossible de savoir si cette personne parle d’un intérêt :

  • pour la continuité des soins en général (la justification du concept),
  • pour la mise en œuvre d’un outil étatique dédié à la continuité des soins (le concept) ou enfin,
  • pour le service que diffuse réellement l’ASIP.

Bien évidemment, la différence entre ces trois niveaux d’abstraction est considérable et propice à toutes les déceptions…

Le terme « santé » est lui-même terriblement problématique. Il est généralement défini en creux, comme état contraire de celui de maladie ; pourtant l’Organisation Mondiale de la Santé lui a donné, depuis 1946, un sens positif en tant qu’état de complet bien-être physique, mental et social, ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.

La santé déborde donc depuis très longtemps du domaine médical et recouvre les champs de l’hygiène, du mode de vie, de l’environnement… en réalité, directement ou indirectement l’ensemble des composantes de la vie d’une personne.

Pourtant, quand la loi Kouchner du 4 mars 2002 définit l’hébergement des données personnelles de santé sous la forme « dépôt des données de santé à caractère personnel, recueillies à l’occasion des activités de prévention, de diagnostic ou de soins, auprès des personnes physiques ou morales agréées à cet effet », elle ne parle manifestement pas de confort de logement ou de qualité de l’eau potable…
Dans la plupart des cas, le terme « santé » remplace le mot « médecine » depuis qu’il est politiquement correct de mettre le patient au centre du système. Il est, par exemple, terriblement à la mode de parler de ces « maisons de santé » qui vont résoudre tous les problèmes de la médecine moderne en mettant divers métiers et diverses spécialités médicales sous le même toit. N’imaginez pas y voir des spécialistes de l’environnement ou de l’habitat ; en fait c’est tout simplement la même chose que les maisons médicales qui existent déjà depuis longtemps (la fédération des maisons médicales est ancienne et fortement structurante en Belgique), avec une petite sauce technocratico-marketing.

Le mot « patient » n’échappe pas à la perte de sens. Le Larousse le définit comme « Personne soumise à un examen médical, suivant un traitement ou subissant une intervention chirurgicale. » Une personne atteinte d’une pathologie chronique deviendrait donc définitivement un patient ! Ce que ne précise pas le Larousse, c’est que ce terme désigne une personne faisant l’objet de soins médicaux telle qu’elle est désignée par un soignant. Madame Durand n’est la patiente Durand que vis-à-vis du Docteur Dupont. Et les seuls cas où elle s’applique ce vocable à elle-même, c’est pour expliciter cette relation : « je suis Madame Durand, la patiente du Docteur Dupont ».

Mais alors, que signifie l’expression « mettre le patient au centre du système de santé » ? Est-ce que ça veut dire, ce qui serait logique, qu’on change de référentiel, comme dans une course de voiture où on déciderait de mettre une caméra embarquée dans le véhicule plutôt qu’une caméra fixe dans chaque stand ? Mais dans ce cas, pourquoi utiliser le terme patient qui désigne précisément une personne « dans la boîte où on la soigne » ?
Même si c’est assez subtil, ce n’est pas un détail car cette terminologie révèle une véritable disjonction cognitive ; qui emploie ces mots pense valider une révolution copernicienne qui mettrait la personne au centre d’un système qui tournait auparavant entièrement autour du praticien… mais, pour des raisons généralement paternalistes, il tient à la garder à l’intérieur de son système de référence. En terme astronomique, l’équivalent serait de dire que c’est bien la terre qui tourne autour du soleil… mais qu’elle est creuse et que le soleil est à l’intérieur !

Pragmatiquement, et sur le terrain, les exemples abondent. C’est le portail hospitalier réputé être le support de la continuité des soins (comme si les personnes qui vivent dans le secteur desservi par cet hôpital ne devaient jamais consulter ailleurs). C’est le DMP tel qu’il est développé par l’ASIP, qui est un embryon de système d’information hospitalier (SIH) à l’échelle d’un pays, ce qui nous ramène directement à l’exemple de la terre creuse puisque le modèle implicite est celui d’un hôpital qui contiendrait un pays.

Comment raisonner juste, voire même raisonner tout court, dans un environnement où l’usage des mots pivots du domaine conjugue la confusion entre concept et chose (DMP), la polysémie artificielle d’une novlangue technocratique (santé) et la disjonction cognitive face aux évolutions en cours (patient) ?

Le problème auquel est confronté le domaine de la santé devant un tel flou sémantique s’explique très simplement en utilisant un modèle définit par la philosophe Claudine Tiercelin dans Le ciment des choses : « le triangle d’or entre les mots, les concepts et les choses impose au philosophe une constante attention à ces trois dimensions : le langage, l’esprit, la réalité. »
On comprend aisément que si ce triangle d’or devient aléatoirement déformable à la façon des montres molles de Dali, le langage ne parvient plus à établir de pont entre l’esprit et la réalité.

Il est intéressant de voir que le politique se satisfait parfaitement de cette plasticité sémantique. Les « mots pivots » de notre société ont désormais un sens différent pour chaque parti ; en effet la plus efficace des manœuvres politiciennes est de réussir à imposer un sens nouveau aux concepts fondamentaux sur lesquels s’appuie l’adversaire, les transformant en autant de savonnettes pour le faire chuter.

Par exemple, quelle interprétation donner à ce tweet de Pierre Simon‏ (@pierresimon22) du 17 octobre 2012, si typique du domaine ?

« Un conseiller du president : si nous n’arrivons pas a mettre en place le DMP nous ne reformerons pas le système de santé »

C’est une variante intéressante du dilemme de l’œuf et de la poule : réformer le système de santé nécessiterait donc un DMP, mais créer un DMP est improbable dans le système en cours. Le paradoxe s’explique très simplement : le levier qui permet de renverser la boîte n’est jamais utilisable depuis l’intérieur de cette boîte.

Jetez un œil à ma « fresque sur le naufrage du DMP » et vous y verrez que la critique qui revient sans cesse sous la plume des observateurs est le manque de définition : « commencez la construction, on vous donnera le cahier des charges plus tard » lit-on en avril 2006 ; puis en juillet de la même année : « les points qui n’avaient pas été précisés au moment du lancement du projet n’ont toujours pas été clarifiés deux ans plus tard ».
Ces fameux « points non précisés » ne l’ont jamais été, et ils touchent au sens profond de l’outil. Ainsi l’Asip a-t-elle assemblé un puzzle à base des composants à la fois disponibles et connectables dans les délais impartis (en l’occurrence des composants hospitaliers, ce qui fait, par pure contingence, du DMP un embryon de SIH) et est-elle, pour les mêmes raisons, condamnée à donner au résultat final une portée universelle. Comme certains portails caricaturaux de l’ère « dot com », le DMP est donc mécaniquement condamné à servir à tout sans être utile à rien.

L’état de non sens est également pain béni pour certaines grandes entreprises qui savent soupeser très précisément quel investissement mettre dans la balance en prévision d’appels d’offres gouvernementaux. Que ce soit utile ou non, il y a des millions d’euros à gagner avec des technologies dérivées à la marge des standards de la « banque –assurance ».

Malheureusement, un terrain où le « triangle d’or » de Claudine Tiercelin ne serait pas suffisamment solide est impraticable pour qui veut inventer, innover, étendre le champ des possibles.

Redonner du sens, reconstruire le triangle d’or est donc une priorité impérative, et elle passe nécessairement par la disparition du terme DMP !

Trouver sa place sur Internet

Le 29 avril 2008, Alain Baritault écrivait dans l’Informaticien

« Le DMP est donc à la base d’une nouvelle organisation de la santé, et son but est de réaliser des gains de productivité. Mais l’informatique n’est plus simplement un outil de productivité, c’est aujourd’hui un outil social de communication et d’organisation structurée de façon plus souple et flexible. Elle est un outil qui doit permettre au malade, au patient, au citoyen (et ses proches, y compris son médecin) de créer, de structurer et d’organiser son propre environnement de santé, en assurant la communication entre les différents acteurs qui interviennent autour de lui et de sa santé, qu’il soit malade ou pas. L’évolution du Web et des sites dits « sociaux » nous le démontre tous les jours. L’approche du DMP an II, si l’on donne foi à ce raisonnement, est donc déjà complètement obsolète. C’est à peu près comme si Google décidait de lancer une suite logicielle packagée pour concurrencer Office de Microsoft. »

Plus de 4 ans plus tard, les critiques d’Alain Baritault sont « encore plus pertinentes » et le DMP « toujours plus obsolète ».
Comme je l’ai déjà expliqué, le DMP est construit sur une vision de la santé d’avant 1946, alors qu’elle était limitée à la lutte contre la maladie, donc réservée aux professionnels. Sa qualité première est la sécurité d’accès. Ses murs sont étanches, il est totalement isolé de l’Internet… et des gens.

Car circonscrire la santé à la lutte contre la maladie, c’est oublier que la santé c’est un état de bien être qui inclut la vie sociale, l’hygiène et le confort de vie et de travail… mais aussi bien d’autres choses.

Tentez cette simple expérience : énumérez l’ensemble des informations qui vous concernent et vous décrivent, y compris, bien entendu, vos donnez médicales. Puis tentez de définir la limite entre les données de santé et les autres. Tentez de délimiter la frontière entre les données médicales, celles qui constituent des déterminants de santé et celles qui n’ont aucun rapport avec la santé. Ces trois catégories existent clairement, mais vous découvrirez qu’elles n’ont pas de frontière franche, que le passage de l’une à l’autre se fait selon un continuum.

Alors où mettre les murs du DMP ?

C’est globalement indécidable. C’est l’affaire de chacun. Celui-ci met son génome sur Internet, cet autre ne veut pas que la moindre de ses informations soit accessible par un système en ligne (fût-il Fort Knox). Le DMP est affaire individuelle comme la médecine moderne promet d’être hautement personnalisée… et la convergence est assez heureuse.

Dans la conclusion, titrée Les publics émancipés, de son livre La démocratie Internet, Dominique Cardon écrit :

« Ce déplacement [hors de l’orbite de la politique représentative] nous montre ce que l’espace public traditionnel a de paternaliste. Au fond, il s’est toujours méfié du public et a inlassablement cherché à le « protéger » contre les autres et surtout contre lui-même. En le reléguant dans un rôle d’audience, il lui ôte ses capacités d’action. En le filtrant, il domestique ses prises de parole. En privatisant son intimité, il lui interdit de s’engager corps et âme. En faisant corriger ses connaissances par des experts agréés, il professionnalise le savoir. En le consultant à travers des sondages, il le « ventriloquise » à tout propos. Mais, s’ils n’ont pas disparu, tous ces travers appartiennent désormais au passé de la démocratie. Car, sur Internet et grâce à Internet, ce public sous contrôle s’est émancipé. »

Ce chapitre décrit parfaitement l’enfermement politico-technocratique du DMP, rejeton improbable et non viable d’une classe politique qui révèle par cet acharnement thérapeutique son incapacité à guider les nécessaires évolutions d’une société qui est précisément en crise de ne pas savoir se réinventer. «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » a écrit Antonio Gramsci ; nul doute qu’il faut abattre ce monstre-ci pour ouvrir la voie à de nouvelles pratiques.

Trouver sa place sur Internet, pour le DMP comme pour tous les services qui ambitionnent de concourir à « réformer le système », c’est désormais aller se faire inventer sur Internet… et, puisque l’Internet est le lieu par excellence de l’évolution agile, c’est également contribuer à réinventer l’Internet.


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