Archive for the ‘General’ Category

Le château des Soviets

Thursday, November 30th, 2006

C’est en général une réelle satisfaction de découvrir que quelqu’un exprime publiquement un sentiment, une impression, quelque chose que vous sentez intuitivement sans parvenir à le généraliser. Mais quand vous êtes ainsi amené à constater qu’une intuition désagréable est devenue une tendance fâcheuse et palpable, l’effet est plutôt anxiogène. Jugez-en :

Une des chroniques de Didier Nordon dans le magazine Pour la Science de décembre est baptisée « La revanche des Soviets », et pour tous ceux qui suivent d’un peu près la grande aventure du Dossier Médical Personnel (le DMP), elle semble funestement taillée sur mesure.

Alerte ! L’URSS est en train de gagner la guerre. Il se passe actuellement ce qui se passe si souvent au cours de l’histoire : le pays qui a perdu la lutte politico-militaire impose ses mœurs à ses vainqueurs.
Une caractéristique de l’URSS était l’incohérence entre les réalités et les descriptions qui en étaient faites dans les rapports. Sur le papier, les programmes étaient toujours remplis à 150 sinon 200 pour cent. Dans les faits, il en allait bien autrement. L’URSS était un château de bluff.
Ce phénomène a disparu de l’URSS – et pour cause !-, mais n’a pas disparu de la planète pour autant. En France, toutes les professions sont infestées d’objectifs à atteindre et de bilans affirmant que les objectifs de la période écoulée ont effectivement été réalisés. Le temps de travail est dévoré par le temps consacré à se faire évaluer, à s’auto-évaluer, à s’entre-évaluer. L’idéologie de l’optimisation des rendements a des effets aussi néfastes que l’idéologie communiste : les procédures bureaucratiques de contrôle d’activités se multiplient, donc aussi, fatalement, les ruses mises en place pour faire croire aux représentants que tout se passe selon leurs désirs. Le décalage entre les faits et l’image qui en est donnée est énorme. Gare au jour où tout cela s’écroulera !

L’un des tournants du DMP a eu lieu lorsque le troisième haut fonctionnaire nommé à sa tête en un peu plus d’un an a signifié aux industriels qu’ils avaient construit des châteaux en Espagne en imaginant que chaque dossier pourrait être rétribué entre 10 et 20 euros annuels alors que le vrai chiffre était dix fois moindre. En réalité, je sais depuis longtemps, mais sans avoir trouvé le mot moi-même, qu’il s’agit bien dès l’origine d’un château de bluff.

Le 4 décembre, le GIP-DMP (en l’espèce Groupement d’Intérêts Politiques bien avant l’intérêt public) organise une “grand-messe avec Ministre”. Je vais aller écouter en anthropologue les paroles de nos nouveaux Soviets. En tout cas, savoir grâce à Didier Nordon que cette triste mascarade s’étend bien au-delà de la sphère médico-technocratique fait froid dans le dos. Merci de vos commentaires… ils sont les bienvenus !

Septante et un

Sunday, November 19th, 2006

« La Belgique est un petit pays réputé pour ses chocolats et sa neutralité et son accent sympathique » peut-on lire dans les « perles » du bac 2006 (du magazine Le lycéen de ma fille). Personnellement, depuis que Marc Jamoule m’a offert le superbe livre « Septante objets belges de qualité » (Ermine Herscher – Editions du May), je sais bien que, même si chocolats, neutralité et accent sympathique sont bien au rendez-vous, ils ne sont que quelques éléments d’une richesse qui parviendrait presque à rendre humble les français – si c’était possible, bien entendu ;-)

Le septante-et-une unième objet belge de qualité, que j’ai l’honneur de vous présenter ici, s’intitule « Des outils conceptuels et méthodologiques pour la médecine générale ». C’est le titre de la thèse du Docteur Michel Roland. Un texte superbe de subtilité et de compétence.

Pour ceux qui ne connaissent pas Michel Roland, je dirais simplement qu’il a considérablement défriché le domaine de l’information en médecine de famille avec son compère Jamoule. Ils sont à l’origine de la traduction de l’International Classification of Primary Care (ICPC) : la Classification Internationale en Soins Primaires (CISP, désormais CISP2). Ils ont également beaucoup œuvré pour diffuser dans les pays francophones les concepts structurants comme la notion d’Episodes de soins, l’organisation SOAP de la consultation médicale (Subjective, Objective, Assesment, Plan) et la vision orientée problème (POMR pour Problem Oriented Medical Record).

L’une des caractéristiques du monde francophone est que l’accès au professorat universitaire est réservé aux spécialistes. Michel et Marc ont donc travaillé dans une remarquable indifférence politique. Mieux connus dans le reste du monde que dans leur pays… et un peu en décalage avec des collègues étrangers dotés d’une chaire universitaire, fonction qui permet, grâce à l’équipe qui lui est attachée, de démultiplier son talent.
Heureusement, Michel a pu obtenir un poste à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et réunir autour de lui un groupe qui lui ressemble : des médecins de famille passionnés d’information médicale, tous superbement compétents, enthousiastes et – si on excepte quelques railleries injustifiées sur le sentiment de supériorité des Français – d’une proverbiale humilité.

Je reviendrai probablement souvent sur « Des outils conceptuels et méthodologiques pour la médecine générale » pour commenter les chapitres qui m’auront le plus inspiré. En attendant, et pour boucler sur les perles du bac 2006, voici la plus belle de toutes (tellement belle, d’ailleurs, que je viens de l’ajouter à la base de données de citations de ma page d’accueil) :

« Le cerveau a des capacités tellement étonnantes qu’aujourd’hui pratiquement tout le monde en a un. »

Je me demande même parfois si certains Belges n’en ont pas deux !

Une bien singulière absence de pluriel

Sunday, November 19th, 2006

Le Dossier Personnel de Santé est un concept très à la mode. Aucun gouvernement de pays développé n’a résisté à l’annonce de sa mise en œuvre dans les prochaines années.

Ce faisant, souhaite-t-on extirper les informations de santé des alcôves où elles sont dispersées afin de rendre plus « libre et responsable » la personne qu’elles décrivent, ou bien veut-on mettre à disposition de l’état l’outil d’un nouveau contrôle ?

En France, l’unicité est de mise, et il convient de parler au singulier du Dossier Médical Personnel mis en œuvre par l’Etat : LE DMP. Le singulier est obligatoire ; l’exemplaire sera unique et l’état entend le contrôler par force de loi et fixer ses règles au travers d’appels d’offres.

Dans “La responsabilité : essai sur le fondement du civisme” (Paris, Hatier, 1994), Jean-Marie Domenach éclaire assez bien ce qui est ici à l’œuvre : « La fin des totalitarismes n’a pas aboli la prétention de l’Etat au monopole de la responsabilité politique. L’Etat providence, l’Etat du bien-être, a ses moyens propres, certes plus doux mais non moins efficaces, de déresponsabiliser les citoyens en les gavant de protections et de distractions qui assurent un ordre où les rebelles sont vite isolés et marginalisés. »

Outil de la puissance d’Etat, le DMP sera donc conçu dans une démarche paternaliste de protection du citoyen et non pour lui donner du pouvoir, lui permettre d’affirmer sa particularité. De par la loi, nous ne serons donc propriétaire de notre DMP qu’en tant qu’usager d’un service public.

Pourtant, et contrairement aux idées reçues, diversité et compétition sont de bonnes choses en médecine comme ailleurs. Richard Smith démontre bien, dans un éditorial du Gardian (Everyone could be a winner), que si la course effrénée au meilleur prix peut se révéler catastrophique, la recherche d’une qualité de service toujours meilleure est, par contre, favorable à l’ensemble du système.

Le DMP n’est aujourd’hui qu’un jouet politique, pourtant les dégâts causés par la démarche étatiste sont déjà significatifs. Offrir des services adaptés à chacun, particulièrement dans un domaine aussi complexe que celui de la santé, demande en effet une inventivité considérable ; confier ce travail à des fonctionnaires, au surplus lorsque ceux-ci sont empêtrés dans des contraintes législatives rigides et ont pour consigne première de tenir un calendrier purement électoraliste, constitue une forme d’exception française.

Il aurait sans aucun doute été possible de susciter l’innovation en guidant souplement le développement d’une offre de services diversifiée, à l’image de l’immense variété de la demande et de l’offre en santé. Mais le pouvoir s’exerce tellement plus aisément par ces appels d’offre massifs, dits de « de généralisation », où le politique est valorisé à la fois par les sommes annoncées et par le dialogue avec les grands groupes industriels. C’est un exercice convenu entre acteurs qui se connaissent bien et où, comme l’écrivait Domenach, les rebelles sont marginalisés ; ces mêmes rebelles qui, ailleurs, écrivent l’histoire de la net-économie, et dont viendront inéluctablement les solutions d’avenir qu’il nous faudra importer.

Les légistes

Saturday, October 21st, 2006

Deux courts articles, qui se font écho dans le magazine Pour la Science de Novembre, engendrent une résonance bien funeste.

Tout d’abord, Ivar Ekeland, qui habituellement signe des papiers qui éveillent la curiosité du lecteur sur les mécanismes scientifiques de l’économie, titre « Le monde change (en mal) », avec en sous-titre « sans que nous le voyions, le « syndrome des références glissantes » masque la dégradation de notre environnement. Aurons-nous le destin des malheureux insulaires de l’île de Pâques ? ».

Le syndrome des références glissantes s’explique assez simplement : dans une situation qui se dégrade inéluctablement, mais suffisamment progressivement, chaque génération prend pour référence la situation qu’elle trouve au début de sa carrière. La dégradation mesurée à l’échelle de temps humaine ne dépasse jamais le seuil qui aurait entrainé une réaction drastique.

C’est ainsi que les espèces animales périclitent, comme l’a expliqué D. Pauly, un spécialiste de la pêche, dans un article de 1995 : « Chaque génération de chercheurs prend comme référence les stocks et les espèces tels qu’ils existaient au début de leur carrière et évalue les changements d’après eux. Quand la génération suivante prend la relève, les stocks ont poursuivi leur déclin, mais c’est le nouveau niveau qui sert de référence. Le résultat est une acceptation graduelle de l’extinction progressive des espèces, et des références inadéquates pour mesurer les pertes dues à la surexploitation ou pour fixer des objectifs de reconstitution. »

L’île de Pâque est probablement un exemple catastrophique du syndrome des références glissantes : de génération en génération, la surexploitation a entrainé une habituation à abattre des arbres de plus en plus petits. Comme l’écrit Ivar Ekeland : « A mesure que les arbres disparaissaient, ils devenaient moins utiles : quand le dernier a été coupé, ce n’était pas un géant abattu par une équipe de bûcherons, mais une brindille fauchée par un paysan qui nettoyait son champ. »

La conclusion de l’article élargit la porté du mécanisme : « La leçon est transposable dans nos sociétés. Je me souviens d’un temps où l’on parlait à des personnes et non à des répondeurs, et où le plombier n’était pas une espèce protégée. C’était bien agréable, efficace même, et cela devrait intervenir dans la comparaison des niveaux de vie ; ceux qui construisent les indices n’en tiennent pas compte. Peut être les générations futures trouveront-elles normal qu’on vous photographie et qu’on prenne vos empreintes digitales quand vous passez une frontière, mais pour nous qui avons connu autre chose, c’est un pas de plus vers un état totalitaire et policier à l’échelle du monde. »

Quelques pages plus loin, un article signé par Alain Baraton, jardinier en chef du Domaine national de Trianon et du Grand Parc de Versailles (et pour ceux qui se réveillent tôt le samedi matin, chroniqueur sur France Inter) est titré « L’ortie hors la loi ? ».

Alain Baraton nous explique que depuis le 1er juillet 2006, sont interdites dans son domaine toute publicité commerciale et toute recommandation concernant des produits non homologués. Si un produit phytopharmaceutique n’a pas d’AMM, il est devenu illégal d’en faire ne serait-ce que la recommandation à la radio, la télé ou dans les journaux… sous peine d’encourir une amende de 75 000 euros !

Il est donc tout à fait illégal de recommander les méthodes naturelles pour fabriquer du purin d’orties, de prêles ou de fougères. Au point que fin août, un paysagiste puis un éditeur, qui avaient cosigné un ouvrage des plus subversifs, intitulé « Purin d’orties et compagnie » ont vu débarquer les services de l’Inspection nationale des enquêtes de concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ainsi que du Service régional de la protection des végétaux !

Alain Baraton nous rassure quand même : « Il me sera toujours permis de promouvoir longuement tous les produits issus de l’industrie phytosanitaire, un joli terme qui désigne en fait les fabricants de pesticides, et en particulier tous ces insecticides efficaces qui affichent des têtes de mort sur l’emballage ».

La conclusion de l’article est plutôt ironique : « J’ai l’intention de parler de l’arrosage. En ai-je le droit ? J’ai vérifié les textes, tous les textes. L’eau n’a jamais fait l’objet de la moindre autorisation de mise sur le marché. Elle n’est pas un produit homologué. Et je risque 75 000 euros d’amende et deux ans d’emprisonnement… »

Nous voici revenu si prêt de la conclusion d’Ivar Ekeland que le syndrome des références glissantes s’impose immédiatement. Nous réveillerons-nous avant que les légistes nous aient habitués à un monde de moins en moins libre ? Ou bien, à force d’accepter toujours de nouvelles limites, couperons-nous, comme l’ont fait les habitants de l’île de Pâques, la dernière brindille sans même avoir conscience qu’elle aurait pu devenir un arbre ?


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